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Dans les brumes de Capelans, d’Olivier Norek

Une île de l’Atlantique, battue par les vents, le brouillard et la neige.
Un flic qui a disparu depuis six ans et dont les nouvelles missions sont classées secret défense.
Sa résidence surveillée, forteresse imprenable protégée par des vitres pare-balles.
La jeune femme qu’il y garde enfermée… Et le monstre qui les traque.
Dans les brumes de Capelans, la nouvelle aventure du capitaine Coste se fera à l’aveugle.

Michel Lafon a dégainé le bon résumé qui claque pour le nouveau Norek. Il faut dire que sa superstar du polar n’a pas besoin de beaucoup d’arguments pour emporter l’adhésion de milliers de lecteurs totalement dévoués à sa cause depuis son apparition fracassante sur la scène du genre il y a neuf ans, marquant l’entrée en scène de son capitaine Coste devenu en trois romans (Code 93, Territoires et Surtensions) le héros emblématique de son créateur.
L’ancien policier a ensuite démontré sa capacité à prendre des risques et à varier son style avec le formidable Entre deux mondes, le percutant Impact et le rural (moins convaincant à mon sens) Surface.

Soit, mais quid de Coste ? Qu’il ait entendu les fréquents appels de ses lecteurs à le remettre en selle ou qu’il ait simplement eu envie de renouer avec lui, Olivier Norek a finalement décidé de lui consacrer un quatrième roman. Mais pas n’importe comment. Pas à n’importe quel prix. Sans oublier ce qu’il lui a fait traverser auparavant, notamment dans Surtensions (et je n’en dirai pas plus, parce que si vous n’avez pas lu la trilogie Coste originelle, ce serait criminel).
Il a donc choisi, et c’est la grande idée de ce livre, de le délocaliser et de le reconditionner, le plus loin possible de son territoire et de ses compétences. Soit à Saint-Pierre-et-Miquelon, territoire français glacial coincé entre le Canada et le Groenland. Et dans une fonction secrète et solitaire de « peseur d’âmes », très éloignée de son boulot de terrain dans le 93.

Là encore, je préfère ne pas m’étendre, pour vous laisser découvrir le scénario concocté par Olivier Norek. Tout ce que je peux dire, c’est que le romancier a formidablement réussi son coup. On est heureux de retrouver un Victor Coste qui, par certains aspects, reste familier aux lecteurs des romans précédents, tout en ayant l’étonnante sensation de découvrir un nouveau personnage, tout entier habité par ses étranges responsabilités et les fantômes de son passé.
Ça aurait pu coincer, ça passe très bien, parce que l’auteur a pris soin de soigner la transition et d’assurer le meilleur équilibre possible sans faire basculer son protagoniste dans une schizophrénie qui aurait été hors sujet.

Ça passe d’autant mieux que l’intrigue est dans l’ensemble remarquablement menée (à l’exception d’une ou deux « tricheries » sur la chronologie, volontaires sans doute pour mieux surprendre le lecteur, mais un peu limite en terme de cohérence narrative).
Norek oscille entre son cher polar d’investigation et le thriller pur et dur, avec son tueur en série redoutable, ses surprises, ses rebondissements – dont deux twists, le premier génialement amené, le deuxième plus prévisible mais efficace tout de même.
Et aussi son atmosphère singulière, liée au cadre géographique – Saint-Pierre-et-Miquelon, dont le phénomène très particulier des brumes de Capelans assure un final spécialement stressant – et enjolivée par le travail particulièrement soigné qu’apporte le romancier à son écriture. Norek prend un peu plus de temps que d’habitude pour décrire les paysages, les décors, et ose davantage jouer avec le style, convoquant des images fortes et des dialogues bien sentis, non dénués d’humour à l’occasion.

Autant d’arguments et de points forts qui font de Dans les brumes de Capelans une nouvelle belle réussite d’Olivier Norek, à la hauteur des trois opus précédents de la série Coste tout en proposant une variation neuve sur le personnage, et qui assure une lecture totalement addictive, un suspense dont l’intensité va crescendo jusqu’à un dernier tiers inexorablement jouissif.
Je ne sais pas si la police a perdu un bon flic lorsque Norek a décidé de troquer le flingue pour le stylo, mais ce dont je suis sûr, c’est que le genre policier a gagné en France un excellent auteur, désormais incontournable. En tout cas, moi, j’en redemande !


Dans les brumes de Capelans, d’Olivier Norek
Éditions Michel Lafon, 2022
ISBN 9782749942285
400 p.
20,95 €

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À première vue : la rentrée Asphalte 2020

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Intérêt global :

sourire et yeux rieurs


Fondée il y a dix ans, Asphalte est une petite maison dotée d’un caractère fort, publiant des livres mettant en avant « l’esprit des lieux », comme le dit très joliment sa présentation sur son site Internet. Les choix d’Estelle Durand et Claire Duvivier nous ont souvent emmenés aux quatre coins du monde, dans des pays assez peu publiés d’ailleurs chez nous : du Chili (Boris Quercia) à l’Argentine (Roberto Arlt) en passant par le Brésil (Edyr Augusto), le Portugal (Francisco Camacho), la Colombie (Mario Mendoza) ou la Guinée équatoriale (Juan Tomás Ávila Laurel).
Depuis 2014, Asphalte a également ouvert son catalogue au domaine français. Et c’est d’ailleurs avec le nouveau livre d’un ses auteurs phares qu’elle présente dans cette rentrée 2020.


Timothée Demeillers - Demain la brumeDemain la brume, de Timothée Demeillers

Après Prague, faubourgs est et surtout Jusqu’à la bête, qui a reçu un très joli succès d’estime, voici le troisième roman de Timothée Demeillers. Il nous y pose en 1990, aux portes de la guerre qui va déchirer la Yougoslavie. Pour embrasser la complexité du conflit qui s’en vient, il trace trois lignes narratives distinctes.
La première en France, dans les pas d’une adolescente étouffée par sa petite vie ennuyeuse à Nevers, qui tombe amoureuse de Pierre-Yves, libre comme elle rêverait de l’autre, mais porté par une soif d’absolu comme en n’en a jamais connu.
Seconde ligne à Zagreb, aux côtés de deux jeunes rockers, auteurs d’un tube rock qui va devenir malgré eux l’hymne du déchirement à venir dans leur pays.
Et troisième ligne à Vukovar, auprès de Nada, qui devine que l’image pluriculturelle de sa ville, offerte en modèle, risque de ne plus tenir longtemps…
Le sujet n’est pas facile, mais il faudra surveiller ce roman, car Timothée Demeillers est une voix littéraire singulière, et a le mérite de mettre la plume dans des contrées où peu se rendent.


À première vue : la rentrée Actes Sud 2020

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Intérêt global :

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Choix de l’ordre alphabétique oblige, honneur donc à la petite maison arlésienne devenue très grande. J’ai dénombré neuf nouveautés à paraître dans cette rentrée, ce qui est encore beaucoup mais plus modéré que les années précédentes (treize en 2018, par exemple).
Du côté des petits événements du monde éditorial, Actes Sud enregistre l’arrivée de Muriel Barbery, auteure de L’Élégance du hérisson et transfuge de Gallimard.
Pour le reste, pas de bouleversement à première vue, puisque le programme aligne essentiellement des noms connus de la maison. À tel point qu’on retrouve trois noms déjà présents ensemble lors de la rentrée 2017 (Lafon, Ducrozet, Ferney). On peut déjà dire que cette si particulière rentrée 2020 ne sera pas celle des prises de risque pour Actes Sud.
À suivre tout de même, un premier roman américain particulièrement dans l’air du temps, et qui devrait faire parler de lui.


LA TÊTE D’AFFICHE


Chavirer, de Lola Lafon

Lola Lafon - ChavirerDepuis La Petite communiste qui ne souriait jamais, revisitation romanesque de l’histoire de Nadia Comaneci, Lola Lafon est devenue une valeur sûre d’Actes Sud. Dans ce nouveau roman, elle choisit à nouveau une danseuse comme héroïne – mais une danseuse, non pas de compétition, mais de plateau télé, une artiste qui, par le prisme de la télévision, fait beaucoup pour rendre la danse accessible et populaire auprès du grand public.
Cléo, cependant, cache un terrible secret, ancré dans son adolescence. À l’âge de 13 ans, elle est recrutée par une certaine Fondation de la vocation, qui dissimule une organisation de prédation sexuelle. Victime, elle devient complice et coupable, en convainquant d’autres filles de la suivre dans le piège. Lorsque l’affaire resurgit trente ans plus tard, Cléo doit affronter son passé…
L’écriture précise et exigeante de Lola Lafon, sa finesse et son engagement ont tout pour transcender le sujet et faire de ce livre un jalon de la rentrée.


D’ACTUALITÉ


Margaret Wilkerson Sexton - Un soupçon de libertéUn soupçon de liberté, de Margaret Wilkerson Sexton
(traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Mistral)

La saga d’une famille noire de la Nouvelle-Orléans sur trois générations. Les existences d’Evelyn, Jackie et T.C. s’entremêlent et montrent comment, dans une nation en mutation, les maux de la communauté noire américaine restent, eux, les mêmes.
Comme ses personnages, Margaret Wilkerson Sexton est née et a grandi à la Nouvelle-Orléans. Si son premier roman, remarqué aux Etats-Unis lors de sa parution, est de qualité, il devrait occuper l’avancée des tables des libraires et la une de la presse spécialisée en raison de son sujet, évidemment brûlant.


DOMAINE ÉTRANGER


Salman Rushdie - Quichotte (couv FR)Quichotte, de Salman Rushdie
(traduit de l’anglais par Gérard Meudal)

S’il est un romancier contemporain qui a le picaresque dans le sang, c’est bien Salman Rushdie. Rien d’étonnant, donc, à le voir réinventer l’un des personnages les plus emblématiques de la littérature, fleuron de la littérature picaresque né de l’imagination de Cervantes. Histoire de s’amuser un peu, il fait de Quichotte un vieux représentant de commerce qui tombe raide amoureux d’une vedette de la télévision. Il se lance dans une quête épique et amoureuse à travers les États-Unis, accompagné de son fils imaginaire, Sancho.

Enrique Vila-Matas - Cette brume insenséeCette brume insensée, d’Enrique Vila-Matas
(traduit de l’espagnol par André Gabastou)

Deux frères. L’un, Simon, est traducteur de « premiers jets » et fournisseur officiel de citations pour écrivains. L’autre, Rainer, qui vit retiré à New York depuis vingt ans, est devenu un auteur culte, notamment grâce au travail occulte de Simon.
À la mort de leur père, ils se retrouvent pour la première fois à Barcelone, le jour même où la Catalogne proclame son indépendance. Dans une ambiance étrange, tandis que des hélicoptères quadrillent le ciel de la ville, les deux frères se mettent à régler leurs comptes…
Connaissant l’auteur, il faut s’attendre à une réflexion pointue et ludique sur la littérature. Et puis la vie, la mort, tout ça.

Sara Omar - La Laveuse de mortLa Laveuse de mort, de Sara Omar
(traduit du danois par Frédéric Fourreau)

Parce qu’elle est née fille et non garçon, Frmesk est en butte à la violence de son père. Pour la sauver, sa mère décide de la confier à ses propres parents. Lui, colonel à la retraite, est un érudit, éclairé sur tous les sujets, à commencer par l’Islam. Elle est laveuse de mort, qui s’occupe des corps des femmes laissées pour compte. Il faudra toute leur générosité et leur amour pour préserver au mieux la petite fille de la violence et de l’intolérance qui règnent dans leur pays, le Kurdistan…


LA TRANSFUGE


Muriel Barbery - Une rose seuleUne seule rose, de Muriel Barbery

Après quatre romans publiés chez Gallimard, dont son deuxième, L’Élégance du hérisson, fut un triomphe aussi énorme qu’inattendu, Muriel Barbery arrive donc chez Actes Sud.
Dans son nouveau livre, elle raconte l’histoire d’une femme n’ayant jamais connu son père, qui apprend à quarante ans la disparition de ce dernier, et l’existence d’un testament qui la concerne. Elle part au Japon, où vivait ce père inconnu contre lequel elle a élevé un mur de colère. Sur place, guidé par Paul, l’assistant de son père, elle entame un long chemin vers la réconciliation, qui passe aussi par la découverte d’une culture japonaise dont elle va apprendre à se nourrir.


DOMAINE FRANCOPHONE


Alice Ferney - L'intimitéL’Intimité, d’Alice Ferney

Après le beau succès des Bourgeois (2017), une grande saga familiale, Alice Ferney revient avec un roman polyphonique qui suit trois personnages en quête d’amour, de vie de famille, de paternité ou de maternité (ou non). Une réflexion sociétale et éthique, mêlée de considérations philosophiques, qui ausculte notre manière de concevoir la vie intime.

Christian Garcin - Le Bon, la Brute et le RenardLe Bon, la Brute et le Renard, de Christian Garcin

Un « road-trip taoïste », selon son éditeur. On y suit trois Chinois perdus dans le désert californien, qui cherchent la fille de l’un d’entre eux ; deux policiers américains qui, au même endroit, cherchent un autre disparu ; et un journaliste chinois, auteur de romans noirs, qui enquête à Paris sur la disparition de la fille de son patron. Trois intrigues en miroir, au service d’une comédie existentielle. Deuxième roman de Garcin chez Actes Sud, après des passages chez Gallimard, Verdier et Stock.

Magyd Cherfi - La part du SarrasinLa Part du Sarrasin, de Magyd Cherfi

Suite de Ma part de Gaulois, gros succès de 2016, où l’auteur relatait comment il était devenu le premier bachelier de sa cité. Magyd Cherfi, figure du groupe Zebda, poursuit ici son récit autobiographique en racontant l’après-Bac, sa quête d’identité musicale et d’identité tout court, face à la violence et au racisme, dans la nécessité d’inventer de nouvelles voix, de nouvelles manières de chanter la rage et l’espoir.

Pierre Ducrozet - Le grand vertigeLe Grand vertige, de Pierre Ducrozet

Ce pourrait être un roman purement opportuniste sur un autre sujet d’actualité primordial, l’écologie. Le pitch m’intéresse pourtant et donne envie d’espérer. Adam Thobias, pionnier sincère et iconoclaste de la pensée environnementale, se voit proposer la direction très officielle et très politiquement correcte d’une “Commission Internationale sur le Changement Climatique et pour un Nouveau Contrat Naturel”. Loin d’avoir l’intention de se couler dans le moule, il y voit l’occasion d’imposer sa patte sur le sujet et de secouer les immobilismes…

Ilan Duran Cohen - Le petit polémisteLe Petit polémiste, d’Ilan Duran Cohen

Alain Conlang est polémiste professionnelle, passé maître dans l’art des saillies et autres provocations médiatiques qui le rendent populaire, notamment auprès des jeunes, plus qu’ils ne le font détester. Jusqu’au jour où il dérape en laissant échapper, dans un dîner mondain terrassant d’ennui, une remarque sexiste. Une limite est franchie, qui précipite le provocateur de l’autre côté de la barrière, le mauvais côté, où l’on devient le sujet des polémiques, et d’où il semble impossible de sortir par le haut…


BILAN


Lectures potentielles :
Chavirer, de Lola Lafon
Le Grand vertige, de Pierre Ducrozet

Et :
Un soupçon de liberté, de Margaret Wilkerson Sexton


Un pont sur la brume, de Kij Johnson

Signé Bookfalo Kill

Depuis toujours, l’Empire est coupé en deux par un large fleuve de brume au sein duquel se cachent des créatures aussi mystérieuses que dangereuses. Seuls quelques passeurs courageux, à l’espérance de vie assez brève, réussissent à franchir l’obstacle sur leurs bateaux, assurant le lien vital entre les deux parties du territoire. Kit Meinem d’Atyar, l’un des plus brillants architectes de l’Empire, est alors mandaté pour construire un pont qui ralliera enfin sans péril les deux rives…

Un pont sur la brume est la première traduction française autonome d’un texte de Kij Johnson, auteure aux États-Unis d’une œuvre abondante comprenant trois romans et une cinquantaine de novellas et nouvelles. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela donne envie d’en découvrir davantage.
Cette novella (124 pages) évolue en effet dans un monde bien à elle, un univers de fantasy mâtiné de fantastique à mi-chemin entre Lovecraft et le Stephen King de… Brume. Hé oui, déjà chez King, on trouvait un brouillard envahissant au cœur duquel des créatures terrifiantes semaient l’inquiétude et la mort. Pour autant, Kij Johnson n’entraîne pas son récit vers l’horreur, lui préférant une histoire de bâtisseur assez étonnante, à la fois précise, technique et profondément humaniste.

Car le propos d’Un pont sur la brume n’est pas d’effrayer le lecteur, même si certaines scènes de traversée de la brume se chargent d’une intensité saisissante. La romancière s’attache à détailler un projet de construction ambitieux, réalisé avec des moyens rustiques (des attelages de bœufs tirent les chargements de pierre, tout est fait de manière manuelle et nécessite de nombreux ouvriers…), dont l’objectif est de rapprocher les gens, d’améliorer leur quotidien et, si ce n’est de dominer la peur, au moins de la contourner, de passer par-dessus.

Au fil de ces pages étonnamment poétiques, Johnson suggère aussi les contours d’un monde plus vaste, l’Empire, avec ses règles, ses villes, ses paysages, dont on n’entrevoit que des bribes prometteuses. J’ignore si l’auteure explore ce territoire dans d’autres livres – espérons que l’avenir nous le dira -, mais cela donne très envie d’en savoir davantage.
En attendant, si vous aimez les voyages inattendus et les belles aventures humaines, embarquez sans hésiter pour Procheville et Loinville, les deux cités séparées par le fleuve de brume, et œuvrez à la construction de ce pont mémorable.

(P.S.: merci à Jean-Marc Laherrère du blog Actu du Noir pour cette découverte !)

Un pont sur la brume, de Kij Johnson
(The Man Who Bridged The Mist, traduit de l’américain par Sylvie Denis)
Éditions le Bélial, coll. Une heure lumière, 2016
ISBN 978-2-84344-908-6
124 p., 9,90€


Nous sommes tous morts, de Salomon de Izarra

Signé Bookfalo Kill

Second à bord du baleinier « le Providence », Nathaniel Nordnight relate dans son journal de bord ce qui commençait comme une campagne de pêche prometteuse, avec des conditions de navigation excellentes, des proies annoncées nombreuses et un équipage de qualité, mais finit par virer au cauchemar – au sens le plus strict du terme.
Quatre jours après le départ, en effet, le bateau est d’abord secoué par une violente tempête, avant de se réveiller le lendemain pris dans une gangue de glace aussi inattendu qu’incompréhensible. Piégés, tiraillés bientôt par le manque de nourriture, les marins ne tardent pas à basculer dans la folie…

Izarra - Nous sommes tous mortsJe vais être honnête : je n’ai pas aimé ce premier roman de Salomon de Izarra mais je n’arrive pas vraiment à expliquer pourquoi. Cela fait deux ou trois semaines que je l’ai terminé, plusieurs jours que j’y pense, en vain. Enfin si, je crois avoir une piste : c’est à cause de la quatrième de couverture.
Hé oui, encore ! Vous allez penser que je suis obsédé par ces histoires de quat’ de couv’, dont j’évoque régulièrement les ratages, approximations ou éloges exagérés. Mais c’est vrai que les éditeurs devraient parfois réfléchir avant de comparer, par exemple, un jeune auteur de 25 ans à Lovecraft ou Stevenson.

Oui, c’est à ces hautes références que les éditions Rivages comparent le jeune Izarra. Pourquoi pas, me direz-vous, d’autant que cela ne manque pas de justesse. Stevenson un peu moins, pour le côté aventure maritime peut-être, qui ne dure guère néanmoins ; mais Lovecraft, c’est certain, et il ne fait aucun doute que Salomon de Izarra s’est gorgé des romans fantastiques de l’écrivain américain, dont il emprunte beaucoup au style évocateur, avec force adjectifs, empilés les uns sur les autres pour souligner à grands traits l’épouvante à laquelle sont confrontés ses personnages, et champ lexical de l’horreur en abondance. Sans parler du nom du baleinier, « le Providence », ville de naissance de Lovecraft et théâtre des événements dans plusieurs de ses écrits.

Et c’est peut-être là que le bât blesse, en tout cas pour moi. Izarra reproduit bien les techniques du maître, en bon copiste. Mais il n’y ajoute rien. Pire, il ne retrouve pas ce sens de l’effroi rampant, du monstrueux inexplicable et souterrain dont Lovecraft a su peupler nos cauchemars par sa seule force d’évocation et de suggestion. Comme le navire qui porte ses « héros », le récit stagne très vite pour ne jamais décoller, en dépit de sa brièveté. Et ce n’est pas une scène de cannibalisme finalement plus longue qu’insoutenable qui y changera quoi que ce soit. (Oui, ce n’est pas parce qu’il y a des cannibales dans un roman que nous autres, lecteurs du même nom, sommes systématiquement fans.)

Parce qu’il n’a pas peur de se frotter à la littérature de genre et qu’il dégage une atmosphère intéressante, disons que Nous sommes tous morts est une promesse. Peut-être fallait-il, pour Salomon de Izarra, passer par cet hommage pour dégager son œuvre future de cette influence pesante. Réponse au prochain roman ?

Nous sommes tous morts, de Salomon de Izarra
  Éditions Rivages, 2014
ISBN 978-2-7436-2817-8
132 p., 15€


Hier et après-demain, de Patrik Ourednik

Signé Bookfalo Kill

Trois hommes, Jean, Martin et Gilles, sont dans une maison. La maison est chichement meublée mais contient le nécessaire, y compris des réserves de nourriture. Heureusement, car le monde à l’extérieur de la maison est en train de disparaître – littéralement : gens, objets, maisons, paysages, tous noyés dans la brume et le vide.
Un quatrième homme survient, le docteur Delettre. Puis, un peu plus tard, un cinquième, Mario, retraité d’origine italienne. Ils discutent, échangent, se disputent, sur fond de fin de monde.

Bon sang, que voilà un livre étrange. Si j’ai bien compris, c’est l’habitude chez l’écrivain tchèque Patrik Ourednik. Quoi qu’il en soit, cette pièce de théâtre intrigue plus qu’elle n’éclaire, ne livrant aucune piste d’information formelle et jouant sur sa forme même, puisqu’il arrive aux personnages de prendre les spectateurs à parti, et que la fin inclut ces derniers dans le spectacle même.

Au début, il est difficile de ne pas songer au célèbre Huis clos de Jean-Paul Sartre : trois personnages réunis dans un espace unique, qui devisent en attendant la fin d’un événement vraisemblablement infini (chez Sartre la mort, chez Ourednik l’effondrement du monde). Sauf que, chez Ourednik, la discussion tourne très vite au dialogue de sourds, même lorsque les deux autres personnages apparaissent. Chaque caractère campe sur ses acquis – Martin le rêveur, Jean le pragmatique, Delettre le bavard philosophe… – que les échanges ne font guère évoluer, allant même jusqu’à se mélanger et s’entrechoquer.

Il en résulte une impression d’absurdité, renforcée par le contexte hors champ de la pièce (la fin du monde), que les préoccupations des personnages – préparer un réveillon du Nouvel An, passer le balai, savoir si la porte de la maison s’ouvre vers l’intérieur ou vers l’extérieur – renforcent autant qu’elles permettent d’alléger le propos, de le rendre moins plombant, même si une forme d’angoisse sourde habite tout le livre, aussi insaisissable et aussi insidieuse que la brume qui avale le monde. Une angoisse qui pourrait aussi être liée à l’absence de femmes, évoquée dans le texte même, et qui impose à cette confrontation virile le déséquilibre instinctif et naturel de la disparition féminine.
Il se dégage de tout cela des idées, des réflexions parfois brillantes, mais aucune démonstration nette et implacable. Au lecteur (transformé aussi virtuellement en spectateur) de se faire ses opinions, et de tirer ce qu’il peut de l’ensemble. De cette pièce au présent où le présent s’efface, coincé entre un « hier » connu et un « après-demain » incertain.

Hier et après-demain est donc un texte déconcertant, qui marque l’esprit sans pour autant le conditionner, ce qui en fait sans doute un livre à portée philosophique. A confronter avec le reste de l’œuvre de Patrik Ourednik, pour essayer de mieux comprendre la démarche de cet auteur inclassable.

Hier et après-demain, de Patrik Ourednik
Traduit du tchèque par Benoît Meunier et Patrik Ourednik
Éditions Allia, 2012
ISBN 978-2-84485-576-3
126 p., 6,20€