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Comme si j’étais seul, de Marco Magini

Signé Bookfalo Kill

Face à l’horreur absolue, on est tout seul, à la fois responsable et victime de ses choix et de ses actes. C’est en substance le message que fait passer le terrible roman de Marco Magini, et que je vous encourage à découvrir en dépit de sa couverture peu gracieuse (et je suis poli).

magini-comme-si-jetais-seulÀ tour de rôle, deux hommes prennent la parole. Le premier, Dirk, est un Casque Bleu néerlandais, soldat de la force d’interposition de l’ONU envoyée en Yougoslavie, dans les années 90, alors que la guerre déchire le pays avec une violence inouïe. Le second, Drazen, devrait être un exemple de multiculturalisme : né en Bosnie de parents croates, il finit par s’engager dans l’armée serbe, non pas parce qu’il brûle de prendre les armes, mais parce que c’est le seul moyen de mettre à l’abri du besoin sa femme et sa petite fille. Son choix va l’emmener beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait, dans des confins de terreur inconcevables pour un humain normalement constitué.
Entrant en scène à quelques années de distance, un troisième personnage tente de percevoir ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie avec recul et hauteur. Romeo Gonzalez vient d’être nommé au Tribunal International de La Haye, chargé de juger les crimes de guerre et contre l’humanité ; son premier cas, un jeune homme accusé d’avoir abattu des dizaines de personnes durant le massacre de Srebrenica, lui semble de prime abord peu glorieux. Il va pourtant le confronter de plein fouet à l’absurdité et à la cruauté aveugle de la guerre et, au-delà, au problème quasi insoluble qui consiste à juger un individu alors que l’horreur naît d’une addition de déviances, d’errements et de faiblesses qu’un homme seul ne saurait assumer.

Pour son premier roman, l’Italien Marco Magini frappe fort et fait très mal. Ses choix narratifs sont d’une efficacité remarquable : en donnant une voix à Dirk et Drazen, engagés pleinement dans le conflit, il nous plonge au cœur de la tempête guerrière, avec une sobriété et une dignité qui compensent l’épouvante des actes relatés ici (véridiques, d’ailleurs Drazen Erdemovic existe bel et bien). C’est avec un réalisme confondant que le romancier nous donne à voir le terrifiant épisode du massacre de Srebrenica, dont le nom seul convoque un cortège d’effroi pour ceux qui ont vécu cette période de notre histoire récente. Certains passages sont effroyables, mais en gardant toujours la bonne distance, Magini éloigne toute violence gratuite, toute complaisance, avec une maîtrise qu’il convient de saluer car elle rend le livre supportable.

D’un autre côté, le fait d’aborder les chapitres consacrés à Romeo Gonzalez par le biais d’un narrateur omniscient montre bien à quel point le magistrat est dépassé par l’événement qu’on lui demande de juger, pour ainsi dire rendu muet d’horreur et d’impuissance. Il reste à l’extérieur des faits, spectateur désarmé de la guerre autrement plus dérisoire – guerre d’influence, de pouvoir, d’orgueil – qui oppose ses propres collègues.
Car Comme si j’étais seul dresse également un réquisitoire impitoyable contre l’inefficacité coupable de la « communauté internationale » lorsqu’il s’agit d’intervenir dans un conflit majeur. A travers le personnage de Dirk, on assiste avec consternation à l’impuissance des Casques Bleus, interdits d’agir ou de riposter – même lorsqu’ils sont directement menacés – parce que leur chaîne de commandement est incapable de prendre une décision. Quant au juge Gonzalez, il pointe du doigt la faiblesse du tribunal de La Haye, sclérosé par un manque de reconnaissance, dépassé par l’ampleur de sa tâche et par les questions quasi philosophiques qui surpassent sa seule mission de jugement.

Vivre dans un pays en guerre aujourd’hui, c’est être abandonné, raconte Marco Magini. Un constat clairvoyant et cruel qui se perpétue depuis la guerre en Yougoslavie avec une constance désolante, dans de nombreux pays du globe, comme si aucune leçon n’était jamais apprise et alors même que le monde est plus connecté que jamais. Roman dur, éprouvant, Comme si j’étais seul offre une réflexion nécessaire sur ces problématiques qui nous dévorent. Un superbe début.

Comme si j’étais seul, de Marco Magini
(Come fossi solo, traduit de l’italien par Chantal Moiroud)
HC éditions, 2016
ISBN 978-2-35720-258-0
188 p., 19€

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Check-Point, de Jean-Christophe Rufin

Signé Bookfalo Kill

Jean-Christophe Rufin fait partie de ces écrivains indispensables que je nomme les « raconteurs d’histoire ». Ceux qui vous attrapent dès le début de la lecture, l’air de rien, avec un style sans apprêt, fluide et efficace, une construction simple au service d’un récit limpide ; et qui vous relâchent à la fin, empli de sensations, d’un esprit d’aventure revigorant, et d’images claires et nettes qui vous suivront longtemps.

Rufin - Check-PointDélaissant le roman historique, genre dans lequel il a souvent œuvré avec bonheur, Rufin remet le couvert avec un suspense contemporain ancré dans la guerre en ex-Yougoslavie. Variation assumée sur le Salaire de la peur, le film de Clouzot, Check-Point s’appuie sur une intrigue assez simple : deux camions affrétés par une association humanitaire lyonnaise doivent traverser le pays déchiré pour atteindre le cœur de la Bosnie, et remettre à des réfugiés terrés dans une ancienne mine de quoi survivre dignement. Au volant, ils sont cinq : Lionel, le chef de l’équipée, jeune homme un peu trop rempli de l’importance de sa tâche, Alex et Marc, deux anciens militaires, Vauthier, mécanicien aux airs de barbouze, et Maud, 21 ans, qui cache sa beauté derrière des grosses lunettes moches et des vêtements amples, en quête d’un sens à son existence, qu’elle espère trouver grâce à cette mission.
A mesure que le voyage se déroule et que le danger se précise autour du convoi, la jeune idéaliste ne tarde pas à tomber de haut, d’autant que ses compagnons de voyage n’ont pas tous des intentions aussi pures qu’elle…

Rufin le raconteur d’histoire est donc bien au rendez-vous. Passé un prologue qui anticipe les problèmes que vont affronter ses héros, il déroule son récit en quatre parties distinctes. La première campe les personnages et leur mission ; la seconde les plonge dans le décor de la Yougoslavie en guerre et commence à faire tomber les masques ; la troisième bascule dans l’action pure et précipite les événements ; et la quatrième les conclut dans un sommet de suspense et de tension. C’est agréable à lire, prenant. Très bien.
Alors, qu’est-ce qui cloche ?

Le gros point faible de ce roman, c’est la caractérisation des personnages. Que de clichés ! A commencer par Maud, pivot de l’histoire, résumée à une gamine naïve et idéaliste, qui n’a jamais couché avec un garçon jusqu’à présent parce qu’elle avait peur du regard des hommes, peur d’être dominée, dépossédée – mais qui va tomber au fil de la route dans les bras d’un homme, séduite par sa dureté minérale, son intransigeance physique et morale qui cache tout de même une grande tendresse… Eurk.
Ce tournant de l’intrigue, qui correspond au début de la troisième partie, plombe cette dernière alors même que le suspense monte d’un cran et que le roman passe en mode action – d’autant que les autres personnages, dans l’ensemble, ne sont guère plus aidés par le romancier. A partir de là, j’ai beaucoup soupiré pendant ma lecture, déplorant cet excès de naïveté qui, certes, plaira à la fameuse ménagère de moins de cinquante ans (encore et toujours elle), mais m’a franchement gêné.

En fait, sachant que Jean-Christophe Rufin a vécu dans sa carrière d’humanitaire des événements similaires, j’ai regretté de ne pas sentir davantage son expérience, son engagement. Impossible de ne pas comparer avec le travail de Sorj Chalandon, l’ancien grand reporter de guerre devenu romancier pour exorciser ses souvenirs et mettre ses tripes sur la table, dans des livres puissants, poignants, inoubliables en somme. Chaque écrivain est et doit être différent des autres, certes. Mais rien de cette passion ne transparaît dans Check-Point, même si Rufin évoque les espoirs et les désillusions inévitables de la cause humanitaire, la confrontation d’idéaux incompatibles avec la violence absurde de la guerre et de la haine.

Comme souvent avec Rufin, Check-Point est donc un livre très plaisant à lire, l’exemple même du roman populaire de qualité, mais qui manque trop de chair et d’âme pour me convaincre et me marquer durablement. Une légère déception, après la lecture très convaincante l’année dernière du Collier rouge.

Check-Point, de Jean-Christophe Rufin
  Éditions Gallimard, 2015
ISBN 978-2-07-014641-3
387 p., 21€


Robert Mitchum ne revient pas, de Jean Hatzfeld

Signé Bookfalo Kill

Avril 1992. Amoureux inséparables, Vahidin et Marija sont membres de l’équipe de tir yougoslave et préparent activement les Jeux Olympiques de Barcelone, lorsque les Serbes encerclent Sarajevo. En éclatant, la guerre rejette malgré eux les amants dans leurs camps respectifs : Vahidin est bosniaque, Marija serbe.
Dès lors, les barrages et les menaces les empêchent de se retrouver, et les obligent à faire des choix aussi nouveaux que douloureux. Leur don pour le tir intéresse les combattants. Vahidin devient vite un sniper recherché, Marija accepte plus tardivement. Leurs destins basculent…

Hatzfeld - Robert Mitchum ne revient pasJ’aurais aimé m’enflammer pour ce Robert Mitchum ne revient pas qui, sur le papier, avait de quoi être passionnant : un événement historique complexe, un dilemme moral, un contexte particulier fascinant (la vie des snipers)… Las, à la différence de son collègue Sorj Chalandon, Jean Hatzfeld n’a pas su dépasser ses habitudes d’ancien journaliste pour devenir romancier à part entière – j’entends par là un romancier avec une identité, du style et du souffle.
A l’image de dialogues souvent plats, son écriture ne décolle jamais, reste pragmatique, incapable d’enflammer les sentiments pourtant riches et contradictoires de ses personnages principaux – les secondaires restant souvent cantonnés à des esquisses expéditives ; voir par exemple ces journalistes français, qui apparaissent de temps en temps et semblent presque inutiles, toujours décalés dans le récit, comme inconscients de la violence dans laquelle ils évoluent, de la même manière que nous, lecteurs, avons du mal à percevoir ce climat que Hatzfeld ne parvient pas à rendre vivace.

Le récit fourmille de noms de lieux, de précisions dont le lecteur peine un peu à s’emparer s’il ne connaît pas Sarajevo et ses environs. Néanmoins, cette richesse documentaire constitue l’intérêt majeur d’un roman qui, par ailleurs, se lit facilement et sans déplaisir. On reconnaît la patte du reporter à la minutie avec laquelle il décrit les fusils – éléments évidemment primordiaux de l’histoire -, la pratique des tireurs, et tout ce qui relève du détail.

Mais il manque vraiment quelque chose à ce livre, une âme, une vision romanesque. Ce qui transforme un roman honnête en grand roman. Dommage.

Robert Mitchum ne revient pas, de Jean Hatzfeld
Éditions Gallimard, 2013
ISBN 978-2-07-014218-7
233 p., 17,90€