À première vue : la rentrée Belfond 2021
Intérêt global :
Première apparition des éditions Belfond dans la rubrique « à première vue » !
Je dois admettre que c’est un éditeur dont je lis assez peu les parutions, en dépit d’un catalogue sérieux et assez varié pour susciter la curiosité. Ne me demandez pas d’explication, je n’en ai pas d’autre que : « on ne peut pas être partout », même avec la meilleure volonté du monde. (J’ai déjà du mal à suivre les sorties de mes maisons favorites, alors…)
Néanmoins, il était temps de faire une place à cette maison importante, pour ne pas dire incontournable dans le paysage éditorial français.
En 2021, Belfond s’avance avec quatre titres, dont un français et un dans la collection Vintage, qui (re)met à l’honneur des livres et des auteurs souvent oubliés, alors même qu’ils ont souvent marqué leur époque.
Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, de Lionel Shriver
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Gibert)

Un couple solide de sexagénaires. Si elle est une sportive accomplie, lui est plutôt du genre à imprimer la marque de son corps dans son fauteuil préféré. La retraite arrivée, il décide pourtant de se préparer pour courir un marathon. Ce qui ressemble à une passade tourne à l’addiction, et le voici qui entreprend de se préparer pour un Iron Man. Une métamorphose physique qui se double d’un changement de caractère si radical qu’il met en péril son couple.
Mrs Lionel Shriver (oui, c’est une dame, comme son prénom masculin en France ne l’indique pas) est célèbre pour son terrible Il faut qu’on parle de Kevin, où elle démontrait une finesse ahurissante dans l’analyse psychologique. Une qualité que ce nouveau sujet lui permettra sans doute de développer.
Le Chat, le Général et la Corneille, de Nino Haratischwili
(traduit de l’allemand par Rose Labourie)

Après des passages chez Buchet-Chastel et les défuntes éditions Piranha, c’est le troisième roman de Nino Haratischwili traduit en France. Il débute en décembre 1994, dans le Caucase. Un jeune homme enrôlé dans l’armée russe par dépit amoureux s’éprend de Nura, une adolescente fière et rebelle. Mais la jeune femme est arrêtée, et le soldat acteur malgré lui de terribles actes de violence.
Des années plus tard, le jeune soldat est devenu « le Général », un homme impitoyable. Ce qui n’empêche nullement une journaliste tenace, la Corneille, de tenter d’exhumer ses sinistres secrets de son passé. Quand le Général rencontre le Chat, une jeune comédienne sosie de Nura, l’heure des comptes semble enfin avoir sonné…
Basculer, de Florian Forestier
Le titre français de la rentrée est un premier roman, en prise directe avec la société contemporaine.
Lors d’une randonnée dans le massif des Écrins, un haut fonctionnaire chute dans une crevasse. Il déroule alors sa mémoire fracturée, évoquant le monde contemporain, la fermeture des frontières, la valse des acteurs politiques et les alertes d’une association menée par un célèbre mathématicien sur les risques de l’effondrement.
Un sujet risqué, d’autant que je ne suis pas certain de l’envie des lecteurs de se confronter à une actualité trop récente et désagréable. Mais il faut bien aussi parler du monde tel qu’il va, et s’il y a du talent…
Au bord de la nuit, de Friedo Lampe
(traduit de l’allemand par Eugène Badoux)
La vie du port de Brême à travers une suite de portraits intimistes de ses habitants. Mais, peu à peu, les ténèbres s’abattent sur la ville…
Publié en 1933, ce roman a été interdit par le régime nazi. On devine pourquoi à la lecture de ce résumé.
BILAN
Lectures hypothétiques :
Au bord de la nuit, de Friedo Lampe
Le Chat, le Général et la Corneille, de Nino Haratischwili
À première vue : la rentrée littéraire d’automne 2021 !
Juillet est là, et qui dit juillet dit rentrée. Plus précisément, rentrée littéraire. Et plus précisément encore, le moment est venu de faire place à la désormais traditionnelle présentation de rentrée littéraire sur Cannibales Lecteurs.
Bref, c’est l’heure de la rubrique « à première vue ».
Comme chaque année, j’en rappelle brièvement le principe : il s’agit d’une présentation subjective et non exhaustive de l’habituelle déferlante de parutions littéraires qui nous inonde grosso modo du 15 août au 15 septembre (521 titres annoncés cette année, contre 511 l’année dernière).
Subjective : si je m’efforce de rester aussi neutre que possible, il peut arriver que je mordille un peu à l’évocation de tel résumé déjà lu déjà vu, quand je ne râle pas carrément en abordant le programme des mastodontes, aussi obèse que prétentieux et souvent vain en grande partie.
Non exhaustive : si la diffusion et la distribution des livres font ces derniers temps l’objet de grandes manœuvres tirant vers une concentration inquiétante (pour aller vite, les gros groupes sont de plus en plus gros et voraces, mettant en péril la qualité de la diffusion auprès des libraires – tâche essentielle assurée par les représentants, et qui nous permettent de détecter en amont nombre de perles et de succès inattendus -, voire la variété de l’offre), il y a toujours autant d’éditeurs. Voire de plus en plus, puisque de nombreuses maisons sont apparues ces derniers mois.
En 2020, j’avais déjà bien commencé à étoffer la liste des éditeurs évoqués ici. Cette année, je poursuis l’élargissement du panel, notamment pour parler des petites maisons – ce qui va de pair avec ma propre volonté de chercher des nouvelles voix, des nouvelles pistes de lectures, de nouveaux univers.
On parlera donc, par exemple, de la Peuplade, des Avrils, de Dalva ou d’Emmanuelle Collas – tout en continuant, bien sûr, à parcourir le programme des autres éditeurs, y compris les mammouths (Gallimard, Flammarion, Seuil et compagnie), car il est impossible d’en faire l’économie, à moins d’en faire une question de principe. Mais ce n’est pas le propos ici.
J’en oublierai forcément certains. N’y voyez aucun snobisme ni mépris de ma part. Juste un manque de temps et, sans doute, de curiosité et d’attraits pour les éditeurs en question, vers lesquels je n’ai pas l’habitude de me tourner, à tort ou à raison.
N’oublions pas que la lecture est avant tout affaire d’intuition, de goût, de plaisir, d’identification. Plus on lit, plus on s’accroche à certaines lignes éditoriales plutôt qu’à d’autres. C’est naturel, mais cela ne ferme aucune porte par principe. Si une jolie découverte doit surgir d’ailleurs, elle sera la bienvenue sur ce blog.
Enfin, dernier point, que je copie-colle de mon article de présentation de l’année dernière, parce qu’il n’y rien à en retrancher.
Ces présentations sont l’expression de ma plus profonde subjectivité, et n’hésitent pas à véhiculer, quand l’occasion se présente, une bonne dose de mauvaise foi, d’ironie ou d’agacement.
Je vous en prie, chers amis, relevez-le si cela vous sied, mais ne prenez pas la mouche. Non, je n’aurai lu pratiquement aucun des livres dont je parlerai au moment où je les présenterai. Ces articles ne sont pas des critiques. Ils peuvent, en revanche, devenir parfois des billets d’humeur, l’humeur en question étant plus ou moins mauvaise suivant la qualité apparente de ce qu’on me présente. C’est le jeu de la rubrique « à première vue », et il faut faire avec.
N’hésitez pas à discuter, à commenter, à contester, à m’ouvrir des horizons que je croyais à tort sans intérêt. Mais ne vous énervez pas, je vous en conjure.
Tout ayant été dit, il n’y a plus qu’à commencer : découvrez ci-dessous en images le programme de notre première semaine de présentation, qui débutera lundi matin par les éditions Actes Sud.
Et, d’avance, bonnes lectures à tous !
Toucher le noir (collectif dirigé par Yvan Fauth)

Éditions Belfond, 2021
ISBN 9782714494337
336 p.
21 €
Un recueil de nouvelles signées Solène Bakowski, Eric Cherrière, Ghislain Gilberti, Maud Mayeras, Michaël Mention, Valentin Musso, Benoît Philippon, Jacques Saussey, Danielle Thiery, Laurent Scalese & Franck Thilliez.
Sous la direction d’Yvan Fauth.
Onze grands noms du thriller français nous font toucher le noir, jusqu’au creux de l’âme…
Ces onze auteurs prestigieux, maîtres incontestés du frisson, nous entraînent dans une exploration sensorielle inédite autour du toucher. Avec eux, vous plongerez dans les plus sombres abysses, effleurerez la grâce et l’enfer d’un même geste, tutoierez l’horreur du bout des doigts…
Dix nouvelles inédites pour autant d’expériences tactiles, éclectiques, terrifiantes et toujours surprenantes.
Oserez-vous frôler le noir d’aussi près ?
Pour ceux qui sont familiers avec le petit monde du blog polar, le nom d’Yvan Fauth est devenu ces dernières années l’une de ses institutions les plus respectables. (Il va sans doute détester que je le traite d’institution, mais c’est évidemment un compliment.) Et c’est mérité. Le garçon est humble, totalement passionné, capable de renouveler son enthousiasme sans jamais donner l’impression de s’essouffler, et de porter loin sa curiosité, hors des sentiers battus ou non, selon ses envies.
Son empathie et son sens de l’écoute l’ont conduit à interviewer des dizaines d’auteurs, dont il suit l’œuvre avec une fidélité remarquable. Cette confiance solide qu’il porte à nombre d’écrivains, ces derniers ont décidé de la lui rendre de la plus belle des manières, en participant à tour de rôle à une série de recueils de nouvelles consacrés aux cinq sens.
L’idée était excellente, la réalisation l’est tout autant si j’en juge par ce nouveau livre consacré au toucher, et logiquement intitulé Toucher le noir, qui fait suite à Écouter le noir (2019) et Regarder le noir (2020), tous publiés par les éditions Belfond – avec un certain courage, dois-je le souligner, quand on connaît le manque d’intérêt chronique des Français pour les nouvelles, encore plus sans doute dans le genre policier.
Fort heureusement, le succès est au rendez-vous, ce qui n’est que justice, étant donné l’implication totale des écrivains dans le projet et la qualité des textes proposés.
Sur les onze écrivains réunis cette fois par Yvan, il y en a la moitié dont je n’ai jamais rien lu. Parmi les autres, ceux dont j’ai abordé au moins un livre par le passé, deux au moins ne m’avaient pas ou peu convaincu. (Non, je ne préciserai aucun nom, cela n’a aucun intérêt.)
Qu’à cela ne tienne, je me suis lancé sans arrière-pensée ni a priori d’aucune sorte. Et j’ai bien fait, car les dix nouvelles rassemblées ici forment un ensemble incroyablement homogène, tout en proposant chacune une vision singulière, à la fois différente des autres et représentative de l’univers de leurs auteurs.
Ce qui est amusant de prime abord, c’est de chercher comment chaque écrivain a entrepris d’honorer le sujet du recueil. Certains se sont efforcés d’intégrer l’expression « toucher le noir » dans leur texte, d’autres ont pris le thème imposé au pied de la lettre, d’autres encore ont davantage travaillé de manière métaphorique.
Aucune méthode n’est moins bonne que les autres, et au bout du compte, tous les textes ont leur propre intérêt et leur propre force.
Après, chaque lecteur aura bien sûr ses préférés, en fonction de ses affinités ou de la surprise cueillie à chaque nouveau texte.
Pour ma part, je déclare sans hésitation ma flamme à Michaël Mention, auteur que j’ai déjà pas mal lu, avec des résultats contrastés, mais dont j’admire la capacité à se renouveler sans cesse, à prendre des risques et à inventer des formes neuves, faisant de chacun de ses écrits un nouveau défi.
Sa nouvelle, « No smoking », est la plus longue du recueil. C’est aussi la plus ambitieuse, la plus riche, la plus foisonnante en surprises et en retournements de situation. Jusqu’à la dernière ligne, Mention m’a tenu en haleine et totalement bluffé. C’est mon plus gros coup de cœur du livre.
J’ai beaucoup aimé également « Zeru Zeru », le texte de Maud Mayeras qui, fidèle à ses habitudes, conjugue noirceur absolue et empathie extrême, dans une histoire tragique, qui fend le cœur et bouleverse au plus profond de l’âme.
De manière assez similaire, Solène Bakowski réussit avec « L’Ange de la vallée » une nouvelle déchirante, bizarrement lumineuse et révoltante.
Dans un genre plus ludique, bravo au duo Franck Thilliez & Laurent Scalese, qui signent avec « 8118 » le premier texte en auto-reverse – je vous laisse découvrir de quoi il s’agit ! En tout cas, c’est très réussi et loin d’être un gadget, tout en déroulant un propos pertinent sur le marché sordide des armes à feu.
Je ne vais pas citer toutes les nouvelles du recueil, mais sachez que Valentin Musso (sans doute le plus « dans le thème », avec son histoire se déroulant dans un restaurant où l’on mange dans le noir complet), Benoît Philippon (formidable texte sur les dérives de l’art contemporain), Eric Cherrière (périple jusqu’au-boutiste sur les traces d’un assassin), Danielle Thiery (cruelle histoire de rivalité musicale), Ghislain Gilberti (sanglante escapade dans l’infra-monde horrifique caché dans les ténèbres de notre monde) et Jacques Saussey (cruelle variation prisonnière entre Les évadés et La Ligne verte) sont tous à la hauteur du projet.
Certains de ces textes me hanteront longtemps, preuve que quelques pages suffisent à marquer l’imaginaire. Une nouvelle réussie est un petit monde qui a autant de force et de légitimité littéraire (plus, parfois) qu’un long roman.
Les auteurs de Toucher le noir l’ont bien compris et rendent, tous ensemble, un merveilleux hommage à cette forme brève que, encore une fois, je vous encourage à découvrir en vous délestant de vos éventuels a priori à son encontre.
(Merci à NetGalley et aux éditions Belfond de m’avoir confié la version numérique de Toucher le noir.)
Luther : l’alerte, de Neil Cross
Signé Bookfalo Kill
John Luther est un flic hors normes. Grand par la taille, ce géant noir l’est aussi par ses compétences, que tous s’accordent à trouver remarquables. Mais il est aussi dévoré par l’empathie qu’il éprouve pour les victimes, au point d’en perdre le sommeil et la tranquillité. Epuisé, rongé par le côté sombre de l’âme humaine auquel il est confronté chaque jour, il se tient lui-même sur le fil de la violence, jouant sans cesse avec les limites de la loi et de ce que peuvent supporter ses proches – surtout sa femme, Zoé.
Lorsqu’un tueur effroyable massacre un couple et arrache à la femme le bébé qu’elle avait dans le ventre, Luther s’apprête autant à lutter contre un monstre insaisissable que contre lui-même…
Cela fait un moment que j’entends dire le plus grand bien de Luther, la série de la BBC dans laquelle Idris Elba incarne avec maestria, paraît-il, le personnage-titre. Avant même d’avoir eu le temps d’y jeter un coup d’oeil, j’ai donc opté pour la lecture de ce roman qui vient de paraître, écrit par le créateur de la série après l’avènement de cette dernière, et qui en raconte un épisode indépendant (un prequel, d’après l’éditeur).
Première chose qui saute aux yeux : Neil Cross est bien scénariste. Son écriture, déroulée au présent de l’indicatif et extrêmement factuelle, est dépourvue de style, efficace avant tout. Elle véhicule beaucoup de détails visuels qui pourraient être signifiants dans un film, mais ne le sont pas dans un roman. Paradoxalement, certains dialogues, qui auraient pu être rédigés, sont juste rapportés de manière indirecte, expéditive et neutre. En résumé, ne lisez pas Luther : l’alerte pour la plume de l’auteur, elle est d’une platitude affligeante.
L’histoire, quant à elle, est prenante comme un bon thriller, et doit beaucoup à la personnalité complexe de son héros, dont Neil Cross reconnaît, dans ses remerciements, qu’elle doit beaucoup à l’incarnation à l’écran d’Idris Elba – et l’on revient, inlassablement, à la prééminence de la série sur le roman.
Bon thriller, donc, mais pas plus. Le tueur est un dingue psychopathe dont la folie remonte à l’enfance, les personnages (bien campés dans l’ensemble) se déchirent dans l’atmosphère crépusculaire d’un Londres inquiétant, la presse s’en mêle, et quelques intrigues secondaires viennent offrir des respirations plus ou moins intéressantes au fil narratif principal.
Rien d’original ni de bouleversant, ce qui fait de Luther : l’alerte une sorte de méga-épisode de série télé, dans la norme, ni plus ni moins.
Bref, un polar que l’on lit vite et jusqu’au bout parce qu’il est facile et efficace, mais qui n’apporte rien au genre. J’espère que, comme des gens de goût me l’ont laissé entendre, la série vaudra mieux que cela.
Luther : l’alerte, de Neil Cross
Traduit de l’anglais par Renaud Morin
Éditions Belfond, 2013
ISBN 978-2-7144-5301-3
346 p., 20,50€