Complément d’enquête #1 : Eric Vuillard
Nouvelle rubrique aujourd’hui sur le blog, dans le même esprit que les rapports d’enquête : l’idée du complément d’enquête est d’ajouter, à un article récent sur un auteur, quelques chroniques rapides sur les livres précédents de l’écrivain en question.
Et on commence donc avec Eric Vuillard, qui n’avait eu droit qu’à un seul article avant celui d’hier. Un scandale, qu’il convient de réparer au plus vite.
Tous les livres évoqués ci-dessous sont disponibles aux éditions Actes Sud, dans la collection de poche Babel, à l’exception de La Guerre des pauvres, pas encore sorti dans ce format. Les dates entre parenthèses sont celles de la première parution en grand format du texte.
Congo (2012)
ISBN 978-2-330-03419-1
112 p.
6,70 €
« Le Congo, ça n’existe pas ». Il faut donc l’inventer : lui donner des frontières. Conduite par Bismarck, la conférence de Berlin en 1884, raout diplomatique international où les grandes puissances décident de l’avenir de l’Afrique tout entière, va sceller le sort de ce pays en donnant naissance à la colonie belge du Congo. Viennent alors le défrichage, les premières infrastructures, les massacres… On assiste aux manoeuvres de Léopold II, puis aux mésaventures de Charles Lemaire l’éclaireur, de Léon Fievez le tortionnaire, des frères Goffinet les négociateurs, etc.
À la fois roman historique et réflexion politique sur le libre-échange, déjà en germe à cette époque, Congo met en scène les balbutiements de l’époque coloniale pour dénoncer les travers de notre modernité.
Mon premier Vuillard. Pas sûr de l’avoir compris du premier coup, déconcerté que j’étais par la forme très particulière du texte, ni roman ni essai historique, quelque part entre les deux, dans un sillon que l’écrivain creuse depuis avec force et régularité.
Mais ce que j’ai retenu, puis retrouvé lors d’une seconde lecture quelques années plus tard, c’est la puissance d’indignation du style d’Eric Vuillard. Son art fatal de l’ironie dénonciatrice, aussi, qui cisaille avec violence les profiteurs, les abuseurs, les tortionnaires de l’Histoire. Et il y a de quoi faire avec cette sordide épopée de la colonisation africaine, en particulier au Congo sous l’épouvantable férule du roi Léopold II.
Un récit révoltant, d’une violence parfois insoutenable, dont le principal défaut est sans doute d’être trop court, et donc de survoler un peu trop un sujet pourtant complexe, qui aurait mérité quelques pages d’analyse en plus. Mais, après un Conquistadors trop gros et trop délayé, Vuillard affinait encore sa méthode, et Congo souffre un peu d’avoir servi de matrice aux textes suivants. Très intéressant tout de même.
La Bataille d’Occident (2012)
ISBN 978-2-330-03064-3
192 p.
8 €
« La Bataille d’Occident est l’un des noms de nos exploits imaginaires. C’est un récit de la Grande Guerre, celle de 14-18, où nos différentes traditions de « maîtres du monde » manifestèrent ouvertement leur grande querelle. Il en résulta un charnier sans précédent, la chute de plusieurs empires, une révolution. Et tout cela fut déclenché par quelques coups de révolvers ! »
Eric Vuillard revisite à sa manière historique, politique et polémique le premier conflit mondial.
Sans doute le texte d’Eric Vuillard qui m’a le moins marqué à ce jour, malgré deux lectures.
L’écrivain y a pourtant l’ambition de saisir les éléments déclencheurs de la Première Guerre mondiale, les étapes qui ont inéluctablement mené l’Europe puis le reste du monde à son premier conflit globalisé. Il est déjà fidèle à son projet de sortir des sentiers battus du récit historique classique, en croquant les portraits des protagonistes, en insistant sur leur ridicule, leurs obsessions délétères, leurs petites mesquineries si humaines qui ne figurent pas dans les manuels mais donnent ici un relief différent aux événements.
Comme Congo, paru simultanément, le livre manque sans doute de maîtrise dans son ensemble, mais mérite le coup d’œil par certains éclats de style jubilatoires.
(Bref, il faudrait que je le relise.)
Tristesse de la terre (2014)
ISBN 978-2-330-06558-4
176 p.
6,80 €
“Le spectacle est l’origine du monde.” Créé en 1883, le «Wild West Show» de Buffalo Bill proposait d’assister en direct aux derniers instants de la conquête de l’Ouest : au milieu de cavaliers, de fusillades et d’attaques de diligence, des Indiens rescapés des massacres y jouaient le récit de leurs propres malheurs. L’illusion était parfaite.
Par la force de la répétition et le charme de la féerie, le «Wild West Show» imposa alors au monde sa version falsifiée de l’Histoire américaine.
Un exemple du génie de Vuillard à l’œuvre dans ce texte : deux chapitres qui se répondent, à quelques pages d’intervalle. Le premier, intitulé « La bataille de Wounded Knee », relate la bataille en question telle qu’elle fut représentée durant le Wild West Show, et telle que la postérité américaine souhaite la conserver en mémoire – un affrontement épique, digne et grandiose, entre les colons et les Indiens, durant lesquels ces derniers, bien que défaits, obtinrent le respect de leurs adversaires par leur bravoure et leur héroïsme.
Le second, ensuite, rectifie le tir : la bataille devient « Le massacre de Wounded Knee ». Et relate comment, en fait d’affrontement épique, l’attaque se résuma à un traquenard minable, où les Indiens pris au piège furent massacrés sans autre forme de procès.
Réflexion éblouissante sur la naissance de la société du spectacle aux États-Unis, mais aussi sur les racines des mythes, la manière effroyable dont les colons évincèrent les Indiens de leurs terres et de leurs vies, Tristesse de la terre est un récit à la fois érudit, passionnant, clairvoyant, poignant, révoltant et poétique. L’un des plus beaux textes de Vuillard à mon avis.
14 juillet (2016)
ISBN 978-2-330-09611-3
208 p.
7,80 €
Mon préféré d’Eric Vuillard. Déjà chroniqué sur Cannibales Lecteurs, à lire ici : https://cannibaleslecteurs.com/2016/08/18/coup-de-coeur-14-juillet-deric-vuillard/
L’Ordre du jour (2017)
ISBN 978-2-330-15304-5
160 p.
6,80 €
20 février 1933 : une fin d’après-midi à Berlin, dans les confortables salons du Palais du président du Reichstag. Une réunion secrète entre les plus grands industriels allemands et les hauts dignitaires nazis doit sceller le financement de la prochaine campagne électorale. Il y a là “le nirvana de l’industrie et de la finance” : Krupp, Opel, Siemens, Telefunken… De cette scène inaugurale procède un consentement irréversible qui aboutira au pire.
Au fil d’un récit intense et sidérant, l’écriture d’Éric Vuillard rend à l’engrenage des faits leur dérisoire et pathétique charge émotionnelle, la fragilité de l’instant. Et derrière les images triomphales de la Wehrmacht se découvrent, aux origines, de vulgaires marchandages, de tristes combinaisons d’intérêt.
En règle générale, les parutions d’Eric Vuillard sont espacées de deux ans. Ce texte fait exception, qui paraît neuf mois après le précédent – ce que les fans du monsieur ont eu tout lieu de se réjouir, on ne lit jamais assez Vuillard.
Grand bien lui a pris, du reste, ainsi qu’à son éditeur, puisque L’Ordre du jour lui a valu le prix Goncourt, consécration à la fois réjouissante – il fallait tout de même oser l’attribuer à ce genre de livre inclassable – et méritée au regard de l’œuvre de l’écrivain, et de son obstination à mener sa barque à sa façon, sans jamais perdre son cap de vue.
Dans ce texte, Eric Vuillard s’emploie à désacraliser. Les plus grands industriels allemands, pour commencer, dont la plupart connaissent toujours une activité florissante aujourd’hui, et que l’on découvre ici mettant la main à la poche par pur opportunisme politique pour soutenir Hitler dans son accession à la chancellerie allemande, et donc au pouvoir – et donc à la route menant à la folie et à la destruction massive.
Désacralisation d’un événement ensuite, en relatant les véritables conditions dans lesquelles s’est déroulé l’Anschluss, la « conquête » de l’Autriche par l’Allemagne en 1938 – une invasion éclair dont chaque scène était écrite à l’avance, ce qui n’a pas empêché la machine de se gripper à l’occasion.
Grâce à sa redoutable ironie, Vuillard s’amuse à faire crouler le ridicule sur les acteurs d’une pantomime qui, si elle n’avait pas eu d’aussi terribles conséquences, serait purement risible.
Un livre assez complexe, mais dont la pertinence fait évidemment un bien fou au lecteur avide de voir son intelligence flattée.
La Guerre des pauvres (2019)
ISBN 978-2-330-10366-8
68 p.
8,50 €
1524, les pauvres se soulèvent dans le sud de l’Allemagne. L’insurrection s’étend, gagne rapidement la Suisse et l’Alsace. Une silhouette se détache du chaos, celle d’un théologien, un jeune homme, en lutte aux côtés des insurgés. Il s’appelle Thomas Müntzer. Sa vie terrible est romanesque. Cela veut dire qu’elle méritait d’être vécue ; elle mérite donc d’être racontée.
Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs.
Tout petit texte, certes (68 pages seulement), mais quel texte ! D’autant plus qu’il n’évoque pas seulement la figure de Thomas Müntzer, mais aussi celles d’un certain nombre de personnages similaires, notamment en Angleterre, qui ont tous, et sans se concerter (sans même se connaître d’ailleurs), décidé de mener des mouvements de révolte plus ou moins violents, toujours animés d’une véritable pensée en action, en réaction à la terrible oppression dont souffraient alors les peuples, écrasés de taxes et à la merci de seigneurs iniques.
C’est incroyablement fort, stimulant, et les liens qui se tissent sans jamais être énoncés avec certaines situations de notre époque font froid dans le dos. Encore un livre absolument essentiel, une spécialité d’Eric Vuillard en somme.
Les envolés, d’Étienne Kern

Éditions Gallimard, 2021
ISBN 9782072920820
160 p.
16 €
4 février 1912. Le jour se lève à peine. Entourés d’une petite foule de badauds, deux reporters commencent à filmer. Là-haut, au premier étage de la tour Eiffel, un homme pose le pied sur la rambarde. Il veut essayer son invention, un parachute. On l’a prévenu : il n’a aucune chance. Acte d’amour ? Geste fou, désespéré ? Il a un rêve et nul ne pourra l’arrêter. Sa mort est l’une des premières qu’ait saisies une caméra.
Hanté par les images de cette chute, Étienne Kern mêle à l’histoire vraie de Franz Reichelt, tailleur pour dames venu de Bohême, le souvenir de ses propres disparus.
Très jolie découverte que ce premier roman d’Étienne Kern, déjà auteur d’une demi-douzaine d’essais essentiellement consacrés à la littérature et à la langue française. Son passage de la théorie à la pratique fait preuve d’autant de maîtrise que de sobriété (160 pages seulement, mais c’est tout à fait suffisant), de sentiment et de justesse.
Premier mérite de ce livre : faire connaître le destin tragique et véridique de Franz Reichelt, qu’un petit film muet et en noir et blanc a immortalisé (et que l’on peut trouver sans problème sur la Toile. Je laisse à ceux qui le souhaitent le choix de faire la recherche.) Un drame qui aurait pu demeurer à l’état de fait divers tiraillé entre tristesse et grotesque, mais qu’Étienne Kern sublime en s’emparant corps et âme de cette histoire qu’il enlumine de littérature.
Où s’arrête le vrai, où commence la fiction dans Les envolés ? La question se pose forcément, tant le romancier fait de son protagoniste un véritable héros de roman, un personnage de papier habité d’une vie et d’une authenticité qui dépassent le peu que l’on sait de lui. Et c’est là toute la beauté du geste artistique : donner du sens et du cœur à un geste que le seul fait divers réduirait à qualifier au pire de fou, au mieux d’inconscient.
Pour cela, il fallait réinventer Franz Reichelt. Étienne Kern y parvient à merveille en l’entourant d’autres personnages qui contribuent à éclairer, non seulement son parcours, mais aussi et surtout son humanité, sa volonté de venir en aide aux autres, de rendre justice à l’existence et aux efforts des autres pour rendre la vie meilleure. Sa relation avec son employée Louise et Alice, la petite fille de cette dernière, est particulièrement belle – et tragique, aussi.
Le romancier touche juste également lors de brefs chapitres en italique qui, soit s’adressent directement à Franz Reichelt, soit rattachent l’histoire de l’inventeur-tailleur à des récits personnels de l’auteur – références émouvantes et troublantes à son grand-père ou à son amie M., dont je vous laisse découvrir les destins dans le livre.
Éclairé par une écriture raffinée mais sans ostentation, imprégnée d’une empathie qui contrebalance la tristesse poignante du récit, Les envolés adjoint à la sensibilité et à l’intimité de son auteur une histoire forte, qui interroge avec tact l’attrait fatal des hommes pour l’air et le ciel, ainsi que les douces tempêtes qui soulèvent jusqu’au vertige l’imagination des rêveurs. Un très bel élan qui donne envie de lire davantage de cette belle plume.
Monsieur Kern, rendez-vous au deuxième roman !
Une vie entière, de Robert Seethaler
Signé Bookfalo Kill
Une vie entière, c’est l’histoire d’un homme simple. Une histoire ordinaire, avec ses grands drames et ses petits bonheurs qui curieusement s’équilibrent au bout du compte. Cette vie entière, c’est celle d’Andreas Egger, né à l’aube du XXème siècle en ville mais conduit dans les montagnes alors qu’il a environ quatre ans – suite au décès de sa mère, il est alors confié aux soins hélas pas très bons d’un fermier rustre et brutal, qui lui mène la vie dure (au point de le rendre boiteux après une raclée trop violente) et le met au travail dès son plus jeune âge.
Sans se plaindre, Andreas apprend à se servir de ses mains, grandit au contact de la terre, gagne bientôt son indépendance en travaillant pour une entreprise de construction de téléphériques qui amène le progrès au cœur de sa vallée. Il rencontre Marie, l’amour de sa vie – mais la vie est-elle si simple ?…
Le deuxième roman de l’Autrichien Robert Seethaler est en fait extraordinairement compliqué à résumer tant son histoire est simple. On peut évoquer les différentes étapes de l’existence d’Andreas, son héros, comme j’ai commencé à le faire ci-dessus ; mais c’est le meilleur moyen de passer à côté de la réussite du livre, qui tient à des choses plus subtiles qu’à sa seule « intrigue ». Comme le dit le fondé de pouvoir de l’entreprise des téléphériques à Andreas :
« On peut acheter ses heures à un homme, on peut lui piquer ses journées ou lui voler toute sa vie. Mais personne ne peut prendre à un homme ne serait-ce qu’un seul de ses instants. »
Toute la poésie d’Une vie entière tient dans ces deux phrases. La beauté du roman se cache dans ses interstices, dans ce qu’il dit d’une existence humaine, ses joies infimes, ses plaisirs minimes mais fondateurs, ses peurs et ses chagrins aussi, ses interrogations et ses mystères.
C’est un véritable conte moderne que relate ici Robert Seethaler, parfois teinté de nostalgie, car s’y niche une réflexion légèrement passéiste sur le progrès, un progrès inéluctable que tente d’accompagner Andreas sans jamais le comprendre vraiment. Un progrès, aussi, qui s’oppose au caractère immémorial des montagnes, toujours promptes à rappeler qu’elles étaient là avant nous et qu’elles le seraient encore après nous. La nature est d’ailleurs le deuxième personnage principal du roman, merveilleusement évoquée par Seethaler au fil de quelques images et scènes marquantes par leur simplicité et leur évidence.
Très élégamment traduite par Elisabeth Landes, la langue dépouillée de Robert Seethaler touche au plus juste de l’émotion et raconte Une vie entière comme si nous l’avions tous déjà vécue. Une délicatesse littéraire dans laquelle se lover au coin d’un feu ou sous une couverture moelleuse.
Une vie entière, de Robert Seethaler
(Ein ganzes Leben, traduit de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes)
Éditions Sabine Wespieser, 2015
ISBN 978-2-84805-194-9
157 p., 18€
Requins d’eau douce, de Heinrich Steinfest
Signé Bookfalo Kill
Il y a des enquêtes criminelles qui commencent plus bizarrement que d’autres. C’est ce que se dit l’inspecteur Lukastik lorsqu’il est appelé auprès du corps d’un homme arborant les marques reconnaissables entre mille d’une attaque de requin. De l’animal, bien entendu, aucune trace – et que ferait un requin dans la piscine située au sommet d’un immeuble à Vienne ?
Avec pour seuls indices une prothèse auditive et une dent de l’animal, l’inspecteur entreprend une étrange enquête, en partant du principe qu’au phénomène le plus aberrant et surnaturel en apparence, il ne peut y avoir qu’une explication désespérément rationnelle et banale.
Il y a des lectures qui laissent perplexe. Requins d’eau douce en est une pour moi. Pour aller à l’essentiel, je n’ai pas aimé ce polar autrichien – par ailleurs encensé par la critique -, tout en reconnaissant son originalité. Heinrich Steinfest tient en effet le pari de prendre systématiquement le genre policier à rebrousse-poil. Explications en quelques points :
1. Le style : soigné jusqu’à la préciosité, il aligne des phrases longues et complexes à l’opposé de la mécanique en vigueur actuellement et qui privilégie phrases courtes (souvent nominales) et effets fracassants. En un sens, tant mieux, mais l’écriture de Steinfest s’avère parfois inutilement alambiquée, voire pédante et prétentieuse. Pour ma part, après avoir assimilé sa façon de faire au cours des premières pages, je me suis mis à sauter allègrement quelques passages bien épais ; puis de plus en plus, histoire d’aller à l’essentiel. Et là, cela me paraissait encore longuet…
2. Les personnages : loin d’être un cas d’école, Lukastik est un cas à part. Agé de 47 ans, il vit encore chez ses parents, poursuit un célibat hanté par un amour incestueux envers sa soeur (avec laquelle il a couché étant plus jeune), et considère le monde à travers le prisme de la philosophie de Wittgenstein, son unique maître à penser. Par ailleurs, c’est un personnage hautain, arrogant, détestable et détesté, prompt à énoncer des jugements définitifs sur tout et n’importe quoi (les mères de famille qui fument, la philosophie, ses collègues, la plongée sous-marine ou les provinciaux vivant à l’est de l’Autriche), et qui ignore jusqu’à l’existence du mot respect.
Certes, pour échapper aux nombreux clichés qui font de la plupart des personnages de policiers de polars des caractères sans grand intérêt, les auteurs contemporains ont du boulot. Mais là où Fred Vargas s’en sort à merveille avec son Adamsberg autrement plus complexe et humain, Steinfest se complaît à creuser un sillon d’où n’émergent que médiocrité et méchanceté – son héros n’étant que le plus représentatif de ce schéma, les autres personnages ne valent guère mieux, même s’il y en a de très réussis (Stalin, Selma Beduzzi). Au bout d’un moment, c’est pesant, et privé de la moindre empathie à l’égard des personnages, il faut s’accrocher pour suivre l’intrigue.
3. L’intrigue : tiens, justement, parlons-en. J’ai lu des critiques s’extasiant sur la formidable construction du roman (successivement « verticale », « horizontale » puis à nouveau « verticale », sic). Euh, oui, bon… De mon côté, j’ai surtout eu l’impression que Steinfest se laissait porter par ses idées, et qu’en fait de construction, c’était le hasard qui guidait l’évolution de l’histoire. La manière dont l’auteur se moque ouvertement des procédures policières m’a fait également penser à Vargas, pas forcément soucieuse de jouer les spécialistes judiciaires. Mais de là à faire n’importe quoi, il ne faut pas pousser – voir la fin, on ne peut plus tirée par les cheveux, même si elle ne manque pas de charme. Si vous appréciez un minimum de cohérence, passez votre chemin.
En résumé, oui, Requins d’eau douce est un polar original, et il faut reconnaître l’acharnement de Steinfest à vouloir sortir les sentiers battus. En ce qui me concerne, l’expérience n’est pas concluante, et je pense que nombre de lecteurs attirés par la singularité du pitch ont dû être surpris et déçus… Si ce genre de pari vous tente, alors à vous de voir. Mais vous êtes prévenus !
Requins d’eau douce, de Heinrich Steinfest
Editions Folio Policier, 2011 (édition d’origine : Carnets Nord)
ISBN 978-2-07-044491-5
420 p., 7,30€