J’irai tuer pour vous
1985, Paris est frappé par des attentats comme le pays en a rarement connu.
Dans ce contexte, Marc Masson, un déserteur parti à l’aventure en Amérique du Sud, est soudain rattrapé par la France. Recruté par la DGSE, il est officiellement agent externe mais, officieusement, il va devenir assassin pour le compte de l’État.
Alors que tous les Services sont mobilisés sur le dossier libanais, les avancées les plus sensibles sont parfois entre les mains d’une seule personne… Jusqu’à quel point ces serviteurs, qui endossent seuls la face obscure de la raison d’État, sont-ils prêts à se dévouer ? Et jusqu’à quel point la République est-elle prête à les défendre ?
En un mot :
létal
Je vous ai laissé dernièrement sur la petite déception causée par Le Loup des Cordeliers, le dernier roman en date d’Henri Loevenbruck. Il me semble donc indispensable de rééquilibrer la balance en évoquant son livre précédent, J’irai tuer pour vous. Peut-être son meilleur à ce jour, pour moi ; en tout cas, c’est sûrement mon préféré du romancier.
Si je devais marquer la partition de J’irai tuer pour vous d’un léger bémol, ce serait en raison de son titre, qui peut paraître soit facile, soit voyeur, soit un peu putassier dans le genre Michel Bussi. À première vue en tout cas. Ce titre, pourtant, a le mérite de résumer parfaitement le propos du livre : c’est l’histoire d’un homme qui va apprendre à tuer pour nous. Oui, nous, le peuple de France. Nous, les citoyens aux vies ordinaires, loin des arcanes complexes de la politique, inconscients des enjeux monumentaux auxquels sont parfois confrontés les tenants du pouvoir, et surtout leurs serviteurs de l’ombre.
J’irai tuer pour vous, c’est donc l’histoire d’un de ces hommes d’action, bras armés de l’État qui ne sont tout simplement pas censés exister. C’est surtout une histoire vraie. Marc Masson a véritablement existé, et vécu cette vie invraisemblable que nous rapporte Henri Loevenbruck avec une empathie et une profondeur qui invitent à admirer cet homme, pour son courage, sa capacité à agir, mais également pour sa capacité à s’interroger sur le sens de sa mission, ou encore ses zones d’ombre et fêlures, nombreuses – il en faut pour accepter de vivre une existence pareille.
Si Loevenbruck rend aussi bien justice à Marc Masson (dont ce n’est évidemment pas le véritable nom), c’est qu’il l’a connu. Il fut l’un de ses amis, avant même de connaître ce pan caché de sa vie. C’est donc avec sincérité qu’il s’empare de son parcours, et avec un luxe de détails et d’informations qu’il nous propose de plonger dans les méandres des années 1985-88. Les otages français au Liban, la guerre, les attentats en France, les manœuvres politiques insensées, la cohabitation Mitterrand-Chirac : tout y est, et plus encore.
Les acteurs réels de l’époque y jouent leur propre rôle avec conviction. Les politiques redoublent de rouerie, n’oubliant jamais leurs propres intérêts – dans ce registre, Charles Pasqua est évidemment inimitable ; personnage romanesque dans la vie, il adopte avec naturel son habit de fiction sous la plume d’un Loevenbruck qui a dû
se régaler avec un tel caractère. Plus risqué, le romancier se glisse également au côté des otages : Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton, Marcel Fontaine, Michel Seurat, puis l’équipe d’Antenne 2 (Philippe Rochot, Jean-Louis Normandin, Georges Hansen et Aurel Cornéa). Avec dignité et empathie, il donne à voir leur quotidien, fait résonner leurs angoisses, leurs interrogations, leurs espoirs aussi. Sans jamais aucune fausse note.
On sent que son expérience a permis à Henri Loevenbruck de maîtriser à la perfection cette histoire complexe, et de s’y investir corps et âme. Formellement, J’irai tuer pour vous est un thriller implacable, enchaînement de chapitres courts qui varient les points de vue, passant de Marc Masson – colonne vertébrale du récit – à la sphère politique ou au cachot des otages avec une fluidité éblouissante. Surtout, le roman vibre de justesse, et joue d’une vaste gamme d’émotions en évitant les pièges du pathos, du jugement politique ou du manichéisme.
Grand polar politique et humain, qui brise les frontières du genre en s’emparant du monde dans toute sa complexité, J’irai tuer pour vous est l’un des thrillers français incontournables de ces dernières années. Il est paru en poche en fin d’année dernière : raison de plus pour ne pas le manquer.
Nombreux ont été ceux qui ont dit tout le bien qu’ils pensaient de ce roman formidable ! En vrac : Émotions – Blog Littéraire de l’ami Yvan, Livres à profusion, Mon féérique blog littéraire de Stelphique, Un bouquin sinon rien…
A première vue : la rentrée Stock 2018

L’année dernière, nous avions reproché à Stock de faire partie des éditions se présentant à la rentrée avec un effectif beaucoup trop pléthorique. Pas mieux cette année, puisque la maison bleue aligne pas moins de douze nouveautés pour la seule date du 22 août… Et comme d’habitude, nous n’en retiendrons que deux ou trois, sans trop s’attarder sur le reste. En espérant trouver dans la liste un titre aussi somptueux que Les huit montagnes de Paolo Cognetti !
OHÉ OHÉ : Capitaine, d’Adrien Bosc
Pour moi, le plus attendu de la bande. Aujourd’hui éditeur au Seuil et aux éditions du Sous-Sol, ce jeune homme doué et pressé qu’est Adrien Bosc avait marqué les esprits avec son premier roman paru en 2014, Constellation. Après cette histoire d’avion, voici qu’il s’intéresse à un bateau, le Capitaine Paul-Lemerle, parti du port de Marseille le 24 mars 1941 avec à son bord André Breton, Claude Lévi-Strauss, Anna Seghers et beaucoup d’autres artistes, écrivains, journalistes, fuyant tous le régime de Vichy et la menace nazie. A sa manière kaléidoscopique, Bosc s’attache à relater le long voyage du bateau jusqu’en Amérique. Le sujet a tout pour que le jeune écrivain (32 ans) en fasse quelque chose de brillant.
MOMMY : Le Guetteur, de Christophe Boltanski
Lui aussi sera attendu pour son deuxième roman, car son premier, La Cache, a été très remarqué et apprécié (au point de décrocher le Prix Femina il y a trois ans). Cette fois, il y est question d’un fils qui, découvrant le manuscrit inachevé d’un polar dans les affaires de sa mère, décide d’enquêter sur elle pour essayer de comprendre cette femme mystérieuse. Des investigations qui vont le ramener aux jeunes années de sa mère, alors qu’elle était étudiante à la Sorbonne, en pleine guerre d’Algérie…
THIEF, BAGGINS ! : Confessions d’une cleptomane, de Florence Noiville
Florence Noiville a de la suite dans les idées. En l’occurrence, celle de placer un désordre psychique majeur au cœur de l’intrigue de ses livres. Après le syndrome de Clérambault dans L’Illusion délirante d’être aimé (2015), la voici donc qui, le titre est parlant, s’intéresse à la manie irrépressible du vol, en mettant en scène une femme, grande bourgeoise, épouse de ministre, qui ne peut s’empêcher de faucher tout ce qui lui passe sous la main. Jusqu’au jour où elle vole un objet qu’elle n’aurait jamais dû non seulement prendre, mais même simplement voir…
ALIÉNOR II, LE RETOUR : La Révolte, de Clara Dupont-Monod
Clara Dupont-Monod a de la suite dans les idées. Après avoir rencontré un succès certain avec Le Roi disait que j’étais diable (Grasset, 2014), elle reprend son « personnage » d’Aliénor d’Aquitaine, racontée cette fois par son fils, Richard Cœur de Lion, au moment où la reine demande à ses enfants de se retourner contre le Roi d’Angleterre, leur père.
MON FRÈRE : Avec toutes mes sympathies, d’Olivia de Lamberterie
Célébrité de la critique littéraire française, Olivia de Lamberterie saura sans doute trouver du soutien médiatique chez ses petits camarades, pour faire causer de ce premier livre où elle évoque son frère, à la suite du suicide de ce dernier en 2015. De l’autofiction Stock pure et dure. Pas mon truc, mais enfin…
LE DÉMON A VIDÉ TON CERVEAU : Simple, de Julie Estève
Un simple d’esprit, perché dans un village corse, se raconte et raconte les autres au fil d’un monologue adressé à sa chaise. Il évoque particulièrement ses liens ambigus avec une adolescente retrouvée morte dans les années 80. Deuxième roman.
CE QU’IL RESTE DE NOUS : Écoute, de Boris Razon
Deuxième roman encore, après l’un peu remarqué Palladium (2013). Il est question cette fois d’un policier chargé d’espionner les communications des gens alentour, caché dans un van avenue des Gobelins. Il s’intéresse soudain à un homme qui, bizarrement, n’émet aucun signal, ce qui le transforme instantanément en suspect – ou au moins en type curieux…
BOULEVARD : La Femme de Dieu, de Judith Sibony
Et un premier roman pour faire bonne mesure ! Un metteur en scène a pris l’habitude d’associer sur scène sa femme, à qui il réserve toujours le rôle principal, à sa maîtresse du moment. Mais la dernière en date le pousse dans ses retranchements en exigeant de porter son enfant tout en jouant le rôle de l’amante… Une mise en parallèle de la création théâtrale et de la procréation médicale.
HEAL THE WORLD : L’Évangile selon Youri, de Tobie Nathan
Un psychanalyste désabusé prend sous son aile un gamin tzigane de dix ans, dont on dit qu’il possède des pouvoirs magiques. Imposteur ou vrai magicien des temps modernes ? Tu le sauras, lecteur, en lisant ce livre signé par le célèbre psychanalyste (désabusé ?) Tobie Nathan.
MAKE IT A BETTER PLACE : Vivre ensemble, d’Émilie Frèche
Ayant échappé de peu aux attentats de Paris le 13 novembre 2015, Pierre et Déborah décident de profiter du temps présent et de consolider leur relation naissante. Ils emménagent donc avec leurs enfants respectifs : Léo, 13 ans et Salomon, 11 ans. Mais les deux fils supportent mal de cohabiter avec des beaux-parents qu’ils n’ont pas choisis.
*****
FOR YOU AND FOR ME : Le Mars Club, de Rachel Kushner
(traduit de l’américain par Sylvie Schneiter)
Romy Hall, une ancienne strip-teaseuse au Mars Club, est condamnée à la perpétuité pour avoir tué l’homme qui la harcelait. Enfermée à la prison de Stanville, elle apprend que sa mère à qui elle avait confié Jackson, son fils de 7 ans, vient de mourir. Déchue de ses droits parentaux, la jeune femme décide d’agir.
AND THE ENTIRE HUMAN RACE : La Marcheuse, de Samar Yasbek
(traduit de l’arabe (Syrie) par Khaled Osman)
Rima aime les livres, le dessin et… marcher. La jeune fille, qui ne parle pas, souffre d’une étrange maladie : ses jambes fonctionnent indépendamment de sa volonté, dès qu’elle se met à marcher elle ne peut plus s’arrêter.
Un jour d’août 2013, alors qu’elle traverse Damas en bus, un soldat ouvre le feu à un check-point. Sa mère succombe sous les balles et Rima, blessée, est emmenée dans un hôpital pénitencier avant que son frère ne la conduise dans la zone assiégée de la Ghouta. Et c’est là, dans cet enfer sur terre, que Rima écrit son histoire.
À travers la déambulation vive et poétique de cette adolescente singulière dans l’horreur de la guerre, Samar Yazbek continue son combat pour exposer aux yeux du monde la souffrance du peuple syrien.
On lira sûrement :
Capitaine, d’Adrien BoscOn lira peut-être :
La Marcheuse, de Samar Yasbek
Le Guetteur, de Christophe Boltanski
A première vue : la rentrée Julliard 2018

Encore une petite rentrée (merci merci !), chez Julliard cette fois, où le nouveau roman de Yasmina Khadra domine le trio de nouveautés à paraître et promet de faire parler de lui par son sujet brûlant. Pour le reste…
POURQUOI ? : Khalil, de Yasmina Khadra
Vendredi 13 novembre 2015. L’équipe de France de football joue dans son enceinte du Stade de France. Aux terrasses de Paris, les gens profitent de la douceur exceptionnelle de cette fin d’automne, en ignorant qu’une mort brutale et aveugle s’apprête à faucher un trop grand nombre d’entre eux. Quelque part, dans les coulisses du drame, Khalil attend son heure, une ceinture d’explosifs autour de la taille. Comment en est-il arrivé là ?
C’est à ce défi extrême, essayer de comprendre le cheminement et les motivations réelles d’un kamikaze, que Khadra tente de répondre ici. Un pari littéraire risqué, même si le romancier algérien a déjà abordé ce sujet dans le très réussi L’Attentat. Sauf que cette fois, au lieu du conflit israélo-palestinien, c’est de la France dont il est question, de nos blessures et de nos peurs.
LA CRÈME DE LA CRÈME : La Purge, d’Arthur Nesnidal
Ce premier roman nous plonge dans l’enfer des classes préparatoires littéraires, les fameuses hypokhâgnes, en nous proposant la vision révoltée d’un étudiant confronté à l’élitisme organisé, au sadisme ritualisé de professeurs arrogants et imbus de leur pouvoir autant que de leur savoir, à la concurrence sauvage des élèves… La découverte d’un milieu sans doute méconnu du plus grand nombre.
(Bon, après, j’ai moi-même fait une hypokhâgne et je n’en suis pas mort, pas plus que je n’y ai tué quiconque. En même temps, ce n’était pas tellement mon truc, alors j’ai arrêté au bout d’un an pour m’amuser en fac de lettres. C’était beaucoup plus reposant, j’avoue.)
MON ROI : Sujet inconnu, de Loulou Robert
Une histoire d’amour qui tourne mal, « dans un style brut et très contemporain », dit l’éditeur dans sa présentation. Pas mieux.
On lira peut-être :
Khalil, de Yasmina Khadra
Retour à Killybegs, de Sorj Chalandon
Signé Bookfalo Kill
Dans Mon traître, son troisième roman paru en 2008 (Grasset), Sorj Chalandon racontait l’histoire d’Antoine, un jeune luthier français qui, dans les années 70, découvrait l’Irlande du Nord, alors en résistance active contre la domination britannique. Tombé amoureux de la terre, de la langue, des hommes, il s’identifiait à leur lutte, se mettait à leur service et se faisait une petite place auprès des combattants de l’IRA. Il s’attirait notamment l’amitié de Tyrone Meehan, leader charismatique du mouvement nationaliste, devenu son mentor. Jusqu’à ce jour funeste de décembre 2006 où il apprenait, comme tout le monde, que Meehan travaillait pour les Britanniques depuis vingt-cinq ans.
L’histoire était largement autobiographique. Sous les traits modestes du “petit Français” se cachait Chalandon lui-même, alors journaliste à Libération et lauréat en 1989 du prix Albert-Londres pour ses reportages consacrés à l’Irlande du Nord. Quant à Tyrone Meehan, c’était Denis Donaldson, ami du romancier et traître révélé en 2005.
Sorj Chalandon n’en avait donc pas terminé avec cette histoire. Après avoir entrepris d’exorciser la blessure de son amitié trahie, il donne cette fois la parole à Meehan lui-même. L’occasion de dire que résumer sa vie à sa traîtrise est une injustice occultant l’intensité d’une existence offerte avec bravoure à la résistance armée.
En le nommant narrateur, l’écrivain permet à Meehan de se raconter, depuis son enfance misérable jusqu’au renoncement, en passant par son initiation au combat à l’adolescence, les premières armes, les premières actions, les victoires, les morts parmi les compagnons de lutte, les premières arrestations, et la prison. Les pages consacrées à ses longs mois d’internement, dans des conditions indignes, figurent parmi les plus marquantes du livre.
Il lui accorde également la chance de s’expliquer, de se justifier, d’éclairer les conditions d’un choix impossible autant qu’incontournable. Une opportunité purement littéraire, puisque dans la réalité, il n’a jamais pu reparler à Donaldson entre les aveux de ce dernier et son assassinat cinq mois plus tard.
Chalandon laisse ainsi le romancier prendre totalement le pas sur le journaliste, et son style lui-même est là pour le rappeler à chaque page. Dans la masse indigeste de scribouilleurs sans relief que nos chers éditeurs se croient obligés de nous infliger à chaque rentrée littéraire, voici enfin un auteur français, un vrai, au sens noble du terme. Doté d’une plume, d’une patte, d’une âme d’écrivain.
Ses phrases courtes et dépourvues de graisse, ses mots choisis pour aller à l’essentiel des idées, sont la chair de ses sensations et de ses sentiments. Ce qui n’empêche pas son écriture d’être empreinte d’un certain lyrisme, ses métaphores pleines d’intuition de frapper l’imaginaire et le cœur du lecteur. Juste et attachante, la voix de Meehan fait chanter l’Irlande qu’aime Chalandon, autant que la rage désespérée animant ceux qui se battaient pour elle.
“L’IRA. Soudain, je l’ai vue partout. Dans ce fumeur de pipe chargé de couvertures. Ces femmes en châle, qui nous entouraient de leur silence. Ce vieil homme, accroupi sur le trottoir, qui réparait notre lampe à huile. Je l’ai vue dans les gamins qui aidaient à notre exil. (…) Je l’ai vue dans l’air épais de la tourbe. Dans le jour qui se levait. Je l’ai sentie en moi. En moi, Tyrone Meehan, seize ans, fils de Patraig et de la terre d’Irlande. Chassé de mon village par la misère, banni de mon quartier par l’ennemi. L’IRA, moi.” (p.59)
Le Retour à Killybegs, c’est le retour aux sources. Celles de la vie de Meehan, bien sûr, mais aussi le retour, pour l’écrivain, aux sources de sa passion et de son admiration pour l’Irlande du Nord et ceux qui se sont battus pour elle. Lorsqu’un livre vibre d’une telle sincérité, comment ne pas l’aimer ?
Retour à Killybegs, de Sorj Chalandon
Éditions Grasset, 2011
ISBN 978-2-246-78569-9
334 p., 20€
On en parle aussi ici : Rue89, Tournezlespages’s Blog, A lire au pays des merveilles