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À première vue : la rentrée Stock 2021


Intérêt global :


Pas toujours facile pour moi de distinguer le bon grain de l’ivraie dans les programmes de rentrée des éditions Stock (et c’est valable pour le reste de l’année, du reste). De temps en temps, un auteur, un propos, une approche me séduisent. Mais la plupart du temps, je trouve leurs propositions très éloignées de mes goûts et de ma conception de la littérature – et je le dis fort poliment.
2021 n’échappe pas à cette règle personnelle, ne me laissant m’accrocher qu’à deux espoirs (dont un très fort) au milieu d’un océan de désintérêt, voire d’agacement majeur. Vous me direz, deux sur onze, c’est déjà ça.
Mais onze titres, quoi…


La Félicité du loup, de Paolo Cognetti
(traduit de l’italien par Anita Rochedy)

Voici mon plus bel espoir du programme, hérité des merveilleuses sensations éprouvées à la lecture des Huit montagnes en 2017. Si les livres suivants de Cognetti, plus proches du récit de voyage, m’ont plu, je n’y ai pas retrouvé la force et la pureté cueillies dans ce roman extraordinaire.
L’attente est donc forte pour La Félicité du loup, mêlée d’un peu de prudence tout de même car, à première vue, ce nouveau texte paraît une sorte de cousin du précédent, déclinant sous forme d’histoire d’amour ce que Huit montagnes offrait à la littérature d’amitié.
On y assiste à la rencontre entre Fausto, écrivain de quarante ans, et Silvia, artiste-peintre de vingt-sept ans, dans la station de ski de Fontana Fredda (à nouveau au cœur du Val d’Aoste), où ils travaillent tous deux dans le même restaurant. La saison d’hiver les voit se rapprocher et céder l’un à l’autre, sans promesse d’avenir.
Le printemps les sépare, elle monte vers les hauteurs tandis que lui retourne en ville pour gérer son quotidien morose, dont son divorce. Mais l’appel des montagnes et la force d’attraction de Silvia le ramènent très vite en direction des montagnes…

Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski

Un projet mêlant littérature et vraie vie, comme je les aime quand ils sont bien faits, évidemment. Christophe Boltanski s’est déjà brillamment illustré dans ce registre avec son premier roman, La Cache, inspiré de sa famille.
Cette fois, il part en quête d’un parfait inconnu. Un homme dont Boltanski découvre, en chinant aux puces, un album contenant 369 photomatons pris entre 1973 et 1974. Au dos des clichés, présentant l’homme sous différentes facettes et avec différents visages, des adresses du monde entier ajoutent encore au mystère.
Le romancier se lance alors dans une vaste quête aux quatre coins du globe pour reconstituer l’histoire et le parcours du fameux Jacob B’rebi.

Artifices, de Claire Berest

Depuis sa suspension, Abel Bac, un policier parisien, vit reclus. Des événements étranges survenus dans des musées, semblant tous le concerner, l’obligent à rompre son isolement.
Aidé de sa voisine Elsa et de sa collègue Camille Pierrat, il mène une enquête qui le conduit à s’intéresser à l’artiste internationale Mila.
Après deux romans inspirés de personnages réels (Gabriële, co-écrit avec sa sœur Anne sur son arrière-grand-mère, femme de Francis Picabia, et Rien n’est noir, Grand Prix des Lectrices de Elle consacré à Frida Kahlo et Diego Rivera), Claire Berest renoue avec le roman purement fictionnel, en fonçant droit dans le mystérieux, tout en tournant encore autour du monde de l’art.


Saint-Phalle : Monter en enfance, de Gwenaëlle Aubry
Restons du côté des artistes, avec ce récit littéraire traçant le portrait de Niki de Saint-Phalle, depuis son enfance saccagée (violée par son père à onze ans, maltraitée par sa mère) jusqu’à son accomplissement d’artiste, nourri de rage et de volonté de revanche.

Son fils, de Justine Lévy
De l’art toujours, par la bande, puisque Justine Lévy imagine le journal intime de la mère d’Antonin Artaud. Une manière d’aborder de biais le parcours de cet artiste hors normes, écrivain, poète, acteur, dessinateur, illuminé et rongé par la folie.

Le Candidat idéal, d’Ondine Millot
Le jeudi 29 octobre 2015, officiant alors à Libération, Ondine Millot se trouve au tribunal de Melun lorsque l’avocat Joseph Scipilliti tente d’assassiner le bâtonnier Henrique Vannier, le blessant gravement de deux balles avant de retourner l’arme contre lui et de se donner la mort. Plutôt que de réagir à chaud, la journaliste prend le temps de mener une longue enquête pour comprendre le cheminement ayant conduit à ce fait divers tragique.

Bellissima, de Simonetta Greggio
La romancière poursuit son « autobiographie de l’Italie », mettant en parallèle l’histoire de sa famille et celle de son pays, dans la continuité de son travail entamé avec Dolce Vita 1959-1979 et Les Nouveaux Monstres 1978-2014.

S’adapter, de Clara Dupont-Monod
Dans les Cévennes, l’équilibre d’une famille est bouleversé par la naissance d’un enfant handicapé. Si l’aîné de la fratrie s’attache profondément à ce frère différent et fragile, la cadette se révolte et le rejette.

Le Garçon de mon père, d’Emmanuelle Lambert
L’auteure raconte son père, mort d’un cancer en septembre 2019. Selon l’éditeur, c’est évidemment « un livre de vie », parce que sinon ça ferait peur et ça serait sinistre. Ah oui, la question du livre serait aussi : Papa aurait-il préféré avoir un garçon plutôt qu’une fille ? D’où le titre.
Je vous laisse vous dépatouiller avec ça, j’ai pour ma part mieux à faire.

La Maison des solitudes, de Constance Rivière
Dans le même genre, voici l’histoire d’une jeune femme empêchée d’aller retrouver sa grand-mère mourante à l’hôpital. L’occasion d’opposer à cette douleur la mémoire des moments heureux dans la Maison, le repaire du bonheur familial. Sauf que Maman ne partage pas cette vision idyllique des choses, et refuse de retourner dans la dite Maison.
Voilà qui promet de chouettes réunions de famille à Noël.

Les routiers sont sympas : essais 2000-2020, de Rachel Kushner
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson)

Un recueil de 19 textes relevant de plusieurs genres tels que le journalisme, les mémoires ainsi que la critique littéraire et artistique. L’auteure évoque notamment un camp de réfugiés palestiniens et une course de moto illégale dans la péninsule de Baja en 1970, alors que d’importantes grèves ont lieu dans les usines Fiat.


BILAN


Lecture certaine :
La Félicité du loup, de Paolo Cognetti

Lecture probable :
Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski

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A première vue : la rentrée POL 2018

Ce sera forcément une rentrée très particulière pour les éditions POL, puisque ce sera la première sans leur fondateur, Paul Otchakovsky-Laurens, décédé dans un accident de voiture en début d’année. Pour autant, pas de bouleversement, puisque le programme s’appuie sur quelques noms solides de la maison depuis des années, et sur un cocktail connu de solidité et d’inventivité littéraires.

Schefer - Série NoireTU PERDS TON SANG-FROID : Série noire, de Bertrand Schefer
C’est l’histoire d’un fait divers inspiré par un roman. Fait divers qui devient ensuite un autre roman. (Vous suivez ?) Dans les années 60, un escroc foncièrement antisocial découvre un polar de la Série Noire qui va lui inspirer un kidnapping promis à une certaine célébrité médiatique à l’époque. Dans son sillage et dans celui d’un jeune ouvrier récemment revenu de la guerre d’Algérie, ainsi que d’une beauté danoise errant dans Paris avec Anna Karina, on croise nombre de figures de l’époque, de Sagan à Simenon en passant par Truffaut et Kenneth Anger. Quand le roman réfléchit sur lui-même et devient bouillonnement intellectuel.

Valabrègue - Une campagneLES MARCHES DU POUVOIR : Une campagne, de Frédéric Valabrègue
Dans un village du sud de la France, le ton monte au sein du conseil municipal entre le maire sortant et la directrice de l’école primaire. La campagne électorale qui s’ensuit s’enlise dans les rumeurs, les coups bas et les intimidations… Probablement aussi sanglant que tristement réaliste, ce roman devrait nous renvoyer notre belle époque à la figure. Ca promet !

Pagano - Serez-vous des nôtresTHAT NIGHT WE WENT DOWN TO THE RIVER : Serez-vous des nôtres ?, d’Emmanuelle Pagano
Deux amis depuis l’enfance se revoient après une longue période sans se croiser. L’un, un peintre raté, a hérité du domaine familial dans une région où se trouvent de nombreux étangs, qui régissent les relations entre les gens depuis toujours. L’autre a quitté la région depuis longtemps pour s’engager dans la Marine et travailler dans un sous-marin nucléaire. En se retrouvant, les deux hommes évoquent leur enfance et adolescence commune, marquée par leur relation à l’eau. Troisième volume de la Trilogie des rives après Ligne & Fils et Sauf riverains, dans laquelle Pagano réfléchit de manière romanesque aux rapports entre l’homme et l’eau.

Bayamack-Tam - ArcadieÉON : Arcadie, d’Emmanuelle Bayamack-Tam
Une jeune fille découvre avec étonnement que son corps change pour se parer d’attributs masculins. Cette métamorphoses aux origines non identifiées la conduit à mener une enquête sur ce qu’est être un homme ou une femme, et découvre que personne n’en sait vraiment rien. Dans le même temps, elle tombe amoureuse d’Arcady, chef spirituel de la communauté libertaire dans laquelle elle vit avec ses parents, mais se rebelle contre lui et ses principes supposés lorsqu’il refuse d’accueillir des migrants en quête de refuge.

Léger - La robe blancheÔ MA JOLIE MAMAN : La Robe blanche, de Nathalie Léger
Au commencement il y a un fait divers : une jeune artiste, qui avait décidé de voyager en autostop de Milan à Jérusalem, vêtue d’une robe de mariée pour promouvoir la paix dans les pays en guerre, est violée et assassinée par un homme qui l’avait prise dans sa voiture vers Istanbul. Fascinée par cette histoire, Nathalie Léger la relate et raconte en parallèle, comme en miroir, le parcours de sa propre mère, abandonnée par son mari dans les années 70 et accusée de porter les torts exclusifs du divorce devant le tribunal.


On lira peut-être :
Une campagne, de Frédéric Valabrègue
Série noire, de Bertrand Schefer



New York Odyssée, de Kristopher Jansma

Signé Bookfalo Kill

Irène, William, Jacob, Sara et George investissent New York avec toute l’énergie et l’optimisme de leurs vingt-cinq ans. En dépit des loyers exorbitants ou des difficultés à s’imposer dans leurs milieux professionnels, ils sont déterminés à mettre la ville à leurs pieds, et rien ne pourra les arrêter.
Rien, sauf peut-être cette tumeur qui affecte Irène, l’artiste de la bande, celle dont le charisme ébouriffant rayonne sur le groupe. La maladie va-t-elle changer leurs rapports amicaux et faire évoluer les jeunes gens vers des horizons insoupçonnables ? New York peut-elle seulement se conquérir ? On n’est jeune qu’une fois, et encore, comme les cinq amis vont le découvrir, pas aussi longtemps qu’on le rêverait…

Le 13 janvier dernier, la critique Olivia de Lamberterie a fait de New York Odyssée son roman de l’année. Bon, alors, on va se calmer tout de suite. Déjà, c’est débile de parler de livre préféré de l’année alors que l’année en question n’est vieille que de treize jours. Ensuite, certes, New York Odyssée est un livre solide, attachant, mais il ne bouleverse en rien ce que l’on connaît déjà du roman new yorkais, voire américain de manière plus large. Pour ma part, environ deux mois après l’avoir lu, il ne  m’en reste d’ailleurs pas grand-chose.

Point fort du live à mon sens, Kristopher Jansma prend le temps de poser chacun de ses personnages, de cerner leurs personnalités, d’exprimer leurs caractères avec une volonté de totalité louable quoique un peu trop appliquée. Surtout que certains de ses héros n’échappent pas aux clichés, à l’image de Jacob, le poète homosexuel extraverti. Néanmoins Jansma parvient à restituer leur profondeur, leur humanité ; et si cette odyssée new yorkaise tient la route et la longueur (même si quelques pages en moins ne m’auraient pas manqué), c’est avant tout grâce à cette réussite, car leurs « aventures » ont moins d’intérêt que la manière dont ils les abordent et les pensent.

En ce sens, New York Odyssée est moins un roman générationnel qu’intemporel, car son récit pourrait se dérouler il y a cinquante ans comme aujourd’hui ; les motivations, ambitions et déceptions de ses héros en disent moins sur leur époque que sur ce qui pousse en avant des jeunes gens idéalistes rêvant de conquérir le monde et se heurtant de plein fouet avec sa dure réalité – incarnée ici par la maladie sournoise qui frappe Irène, ainsi que ses proches par ricochet.

Puis il y a New York, bien sûr, cette ville si fascinante, chaos architectural qui ne devrait pas fonctionner et tient pourtant la route d’une manière vertigineuse ; melting pot culturel, social, ethnique ; tourbillon vital qui jamais ne s’arrête, en dépit des difficultés que ses habitants y rencontrent, à commencer par ses loyers exorbitants. Kristopher Jansma donne relief et réalité à ses murs, ses maisons, ses rues, son bruit, son agitation, et qui y est déjà allé s’y reconnaît sans problème.

New York Odyssée est donc un bon roman new yorkais – quasi un genre littéraire en soi outre-Atlantique -, classique mais prenant grâce à la chair de ses personnages. Loin d’être le livre d’une année qui commence à peine, mais parfaitement honnête dans sa catégorie.

New York Odyssée, de Kristopher Jansma
(Why we came to the City, traduit de l’américain par Sophie Troff)
Éditions Rue Fromentin, 2017
ISBN 978-2-919547-50-0
456 p., 22€


Les singuliers d’Anne Percin

singuliersAu début je l’avoue, j’ai eu du mal à « entrer » dans le livre. Les romans épistolaires, très peu pour moi. Mais j’ai persévéré. Et j’ai eu raison.

Hugo Boch est un jeune peintre flamand, qui envoie tout valser du jour au lendemain (sa famille, de la grande entreprise Villeroy et Boch; son pays; ses études académiques) pour aller vivre sa passion au grand air. Il part à Pont-Aven, retrouver une bande de jeunes gugusses qui tentent de survivre en peignant.

Ses copains à l’auberge s’appellent Paul Gauguin, Charles Filiger, Emile Bernard, Meyer De Haan, Maupassant père… Pour survivre, Hugo se désintéresse peu à peu de la peinture pour s’orienter vers la photographie.

Hugo écrit beaucoup, à sa cousine Hazel, restée au Cours Julian à Paris. Il écrit aussi à son meilleur ami Tobias Hendrike, souffrant d’une terrible maladie et ayant dû retourner vivre chez sa mère, non loin d’Ostende.

Ces lettres sont touchantes. On y parle énormément de peinture, de Van Gogh, de Gauguin, de la vie à Paris et de la vie en Bretagne, dans le petit village du Pouldu. C’est bien écrit, émouvant surtout lors de l’annonce du décès de Van Gogh. Et on est tellement emballé par les personnages qu’on en oublie que Tobias, Hugo et Hazel sont des personnages fictifs.

Il y a là une véritable réflexion sur la création artistique et le sens de la vie. Anne Percin a effectué un travail de fourmi pour recréer cet univers si particulier. Un roman très agréable, qui se lit vite et qui mériterait une édition avec les reproductions des tableaux (mais quand on sait les prix demandés par les musées…)

En tout cas, un très bon moment de lecture. Merci Anne Percin !

 

Les singuliers d’Anne Percin
Éditions du Rouergue, 2014
9782812606786
352p., 22€

Un article de Clarice Darling.


Charlotte de David Foenkinos

FOENKINOS David COUV CharlotteCharlotte Salomon était une jeune femme frêle, artiste peintre, née à Berlin en 1917. La malheureuse mourra en 1943, dans les chambres d’Auschwitz. Durant les dernières années de sa jeune vie, en exil dans le sud de la France, Charlotte va créer une œuvre picturale sans nul autre pareil, qu’elle intitulera « Leben? Oder Theater? » (La vie? Ou le théâtre?) Juste avant d’être dénoncée en tant que juive, elle confie ses dessins à son médecin, ami de longue date, en lui disant « Gardez-les bien, c’est toute ma vie! »

Chose qu’a faite son ami, il les a gardés et les a rendus après la guerre au père de Charlotte, qui les a légués au musée d’Amsterdam. C’est lors d’une exposition organisée à Berlin que David Foenkinos découvre les dessins de Charlotte. C’est là qu’il en est tombé « amoureux ». Scotché par tant de puissance dans le dessin, d’angoisse et de couleurs. La peur de mourir et l’envie folle de rester en vie.

L’auteur décide alors d’écrire la vie de cette jeune artiste quasiment inconnue mais, tellement ému par ce qu’il voulait écrire, il se voyait dans l’obligation de s’arrêter à chaque phrase. D’où l’aspect poétique de l’ouvrage, qui renforce la dimension quasi-mystique de Charlotte Salomon.

David Foenkinos nous offre, à travers un hommage à Charlotte Salomon, son ouvrage le plus intime, le plus fort. Frappé par la grâce de Charlotte, il se plonge à sa suite, dans les rues de Berlin ou de Villefranche sur Mer. Ce long poème permet à Foenkinos de  nous transmettre son admiration pour Charlotte et ce n’est que justice de rendre grâce à cette artiste, belle et fragile, forte et touchante.

Charlotte de David Foekinos
Éditions Gallimard, 2014
9782070145683
224p.; 18€50

Un article de Clarice Darling.


Pietra Viva, de Léonor de Récondo

Signé Bookfalo Kill

En 1505, le pape Jules II commande au sculpteur Michelangelo Buonarroti le tombeau fastueux qui accueillera sa dépouille après sa mort. L’artiste de trente ans, déjà réputé pour une sublime pietà et pour une statue gigantesque de David érigée à Florence, saisit l’occasion de fuir Rome, où la mort d’un jeune moine dont il était épris l’a plongé dans le deuil. Il s’installe durant quelques mois à Carrare, célèbre pour ses carrières de marbre blanc de la plus belle qualité qui soit.
Dans ce village reculé, entouré des carriers fiers et respectueux, encouragé par l’amitié bizarre de Cavallino, l’homme qui se prend pour un cheval, bousculé par l’affection spontanée du petit Michele, le sculpteur n’a d’autre choix que de se confronter enfin aux démons de son enfance orpheline, de ses passions brûlantes, de son caractère ombrageux mais aussi à son art…

Recondo - Pietra VivaPietra Viva, c’est l’histoire d’un homme solitaire, taciturne, « souvent perdu au milieu des autres » (p.141), confit dans un ancien malheur, et qui va apprendre à s’ouvrir aux autres comme à lui-même. Ce pourrait être une histoire anodine si ce n’était celle de Michel-Ange.
Léonor de Récondo s’empare de la figure de l’un des plus célèbres artistes au monde avec une liberté totale, loin de vouloir faire de son livre un roman historique figé et codifié. D’ailleurs, hormis l’évocation de l’époque à travers certains détails (une conception archaïque de l’hygiène, des références aux personnalités de l’époque telles Laurent de Médicis ou Savonarole), Pietra Viva recherche moins la véracité historique que celle, poétique, des hommes et des âmes.

Car c’est là que le roman s’avère magnifique. Épousant celui de l’artiste, le style épuré de Léonor de Récondo va à l’essentiel de la phrase et des sentiments. En quelques mots simples mais toujours judicieusement choisis, elle interroge le mystère du génie artistique, plonge au cœur de la mémoire, sonde l’obscurité des souffrances du passé. Elle livre également une belle expérience du deuil sans plomber son texte de chagrin, lui renvoyant comme un miroir apaisant un éloge de l’enfance et de la folie douce qui parfois sont les mêmes.

Pietra Viva est aussi un hymne à la nature ; puis un réveil de tous les sens, au fil d’un poème qui, en se dévoilant strophe par strophe au fil des chapitres, scande le réveil des souvenirs de Michel-Ange et son retour à la vie : c’est l’une des très belles idées formelles du roman.
Délicat et d’une grande sensibilité, Pietra Viva est tout ce que j’ai dit, et reste pourtant une lecture fluide, légère, lumineuse, susceptible de toucher le plus grand nombre par sa grâce et son évidence. Il suffit d’avoir un cœur pour en faire, comme moi, un coup de cœur.

Pietra Viva, de Léonor de Récondo
Éditions Sabine Wespieser, 2013
ISBN 978-2-84805-152-9
228 p., 20€


Storr, architecte de l’ailleurs de Françoise Cloarec

Jusqu’à la fin mars se déroule au Pavillon Carré de Beaudoin une exposition hors-norme consacrée à Marcel Storr (1911-1976), dessinateur autodidacte et inconnu de son vivant. Françoise Cloarec, que l’on a déjà vu dans ce même registre avec Séraphine de Senlis, toujours aux éditions Phébus, réussit à faire revivre cet artiste simple et débordant d’imagination. 

Marcel Storr, de père inconnu, a été abandonné par sa mère à l’âge de trois ans. Ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil, de santé fragile et souvent hospitalisé, le petit Marcel ne saura jamais lire ni à écrire. Une forte surdité lui est diagnostiquée, certainement due aux mauvais traitements reçus. A sa majorité, Marcel n’a qu’un rêve, travailler dans le métro parisien. Il sera finalement balayeur pour la mairie de Paris.

Son oeuvre commence alors qu’il a une vingtaine d’années. Il dessine, sans jamais avoir pris de cours, des édifices religieux absolument effarants. 

Crédit photographique, Liliane et Bertrand Kempf

Marcel dessine, il ne vit que pour cela. Il trouve à se marier, c’est sa femme, Marthe, qui présentera les oeuvres de son mari à Liliane et Bertrand Kempf, deux collectionneurs passionnés qui sauront préserver l’oeuvre de l’artiste. Marcel Storr dessine toujours plus, des églises puis des mégapoles, des tours, de très hautes tours. Il est persuadé que le Président Nixon viendra en personne lui demander les plans de ses constructions pour pouvoir reconstruire la France après une guerre nucléaire inéluctable.

Françoise Cloarec restitue la vie de Marcel Storr, en mélangeant histoire et fiction, une biographie romancée. Elle s’appuie sur de nombreux documents, a fouillé la vie de Monsieur Storr, lui qui ne s’est jamais vraiment connu lui-même. L’auteur, avec l’aide patente de Liliane et Bertrand Kempf, a réussit la belle prouesse, en partant de papiers administratifs, documents médicaux et de souvenirs vieux de quarante ans (en demandant à des voisins, à de la famille éloignée), de créer une biographie exemplaire, seul ouvrage de référence sur la vie de l’architecte de l’irréel. 

Marcel Storr n’a jamais voulu vendre de son vivant une seule de ses oeuvres. Aurait-il apprécié qu’un livre et plusieurs expositions lui soient consacrés? Là reste le mystère, celle d’un homme abandonné, qui aura passé sa vie à se reconstruire, à travers ses dessins. 

Storr, architecte de l’ailleurs de Françoise Cloarec
Editions Phébus, 2010
9782752904850
165p., 12€

Un article de Clarice Darling


Les Travaux du Royaume, de Yuri Herrera

Signé Bookfalo Kill

Héritier moderne des troubadours d’antan, Lobo chante dans les tavernes la misère du petit peuple et la gloire des héros qui lui viennent en aide. Un jour, il rencontre dans l’un de ces rades un Roi – l’un de ces Seigneurs flamboyants pour qui tous vivent, et qui a droit de vie et de mort sur tous. En se mettant à son service, il devient l’Artiste, celui qui est chargé de mettre ses exploits en rimes et en chansons. Par la même occasion, il découvre le Palais et la Cour, les proches du Roi – l’Héritier, la Sorcière, le Joaillier, la Fillette…

Le premier roman du Mexicain Yuri Herrera est une authentique curiosité, surtout par sa forme. De prime abord, ce bref roman se présente sous la forme d’un conte, avec ses personnages désignés par la fonction qu’ils tiennent à la Cour ; avec sa langue également, étrange parfois, syncopée, plus évocatrice que descriptive, empreinte d’un lyrisme singulier ; avec enfin son approche universelle : chargés en symboles lisibles par n’importe quel peuple du monde, les Travaux du Royaume n’ont rien de spécifiquement mexicains.

Et pourtant, le conte est un prétexte à raconter de manière métaphorique une situation typique du Mexique : la manière dont une grande partie de l’économie souterraine de ce pays repose sur le trafic de drogue, et comment certains grands barons deviennent des figures mythiques aux yeux des plus pauvres. Passés à ce filtre, le Roi devient l’un de ces trafiquants, la Fillette l’une des prostituées attachées à son service et chargée de divertir les futurs « collaborateurs » ou clients, l’Héritier son bras droit… Et ainsi de suite.

Le sujet a déjà été traité, dans les romans comme au cinéma. Ce qui est nouveau ici, c’est la forme de son récit. L’idée m’a séduit au départ, j’ai aimé le début du roman (notamment la première scène, très forte), mais je n’ai malheureusement pas tenu longtemps. Je me suis égaré et vite ennuyé, perdant le fil du récit au gré des errements mentaux de son héros, sombrant dans les métaphores de plus en plus obscures du romancier. A tel point que j’ai fini par me désintéresser du parcours du Roi – prévisible d’ailleurs, promis dès le départ à la déchéance puisqu’il était si haut, si puissant. Etrangement, ce doit être le sujet du roman, mais Herrera semble avoir du mal à s’y tenir, comme si c’était trop simple.

En résumé : idée intéressante, mais traitement trop déconcertant pour s’y immerger. Un rendez-vous manqué…

Les Travaux du Royaume, de Yuri Herrera
Editions Gallimard, 2012
ISBN 978-2-07-013290-4
120 p., 13,50€