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Lecture en cours : « Le Monde n’existe pas »

Ethan et Clara sont de bons personnages : un bon Américain, au parcours exemplaire, se révèle le meurtrier d’une belle jeune fille à l’innocence saccagée, le tout dans une petite ville de province dont on aime imaginer la paix et la sécurité. Il s’agit maintenant de susciter la tempête des passions par la construction d’une intrigue simple, ressassée à chaque instant du jour et de la nuit, enrichie de temps en temps d’un minuscule démenti et soutenue par deux ou trois scoops qui viendront relancer la pitié et la terreur. (…)

J’ai regardé la télé, j’ai écouté la radio, j’ai lu les journaux et je suis allé sur les sites. J’ai lu, entendu, amassé des informations. J’ai été frappé par la vacuité des propos et des images, comme je l’avais été dès la première nuit devant la télé : à l’évidence, s’il fallait bien nourrir l’immense tube à déverser l’information, il n’y avait en réalité aucun fait nouveau. Dans ces cas-là, d’ordinaire, la nouvelle se tarit d’elle-même, non parce qu’elle aurait perdu en importance mais que le tube n’a pas assez de substance pour se perpétuer. C’est une sorte de ver énorme, presque hideux dans sa voracité monotone et robotique, à toute heure du jour et de la nuit. S’il est vrai que la curiosité est une des passions humaines, le ver en est l’exact opposé : il n’est pas là pour renseigner mais pour se régénérer dans le mouvement infini de sa dévoration. Sur les plateaux se sont succédé sociologues, psychiatres, criminologues, bavards, les bouches à tout faire du ver universel. Maquillés, rajeunis, bien habillés, la parole confiante et assurée, contents d’eux-mêmes, ils n’ont rien dit : ils ont nourri le ver. (…)

Même le Président des États-Unis a écrit un tweet : « Pitié et miséricorde pour Clara Montes, fureur et châtiment pour le meurtrier qui souille notre communauté. »
Et aussitôt le tweet a été commenté par des millions d’autres tweets, analysé à la radio et à la télé, répercuté par l’immense et folle caisse de résonance du monde. L’épuisante société du bavardage. »

humbert monde

 

Le Monde n’existe pas
Fabrice Humbert
Éditions Gallimard, 2020

Chronique à suivre de cette lecture stimulante


Avant la chute, de Noah Hawley

Un avion privé se crashe en mer, entre l’île de Vineyard et New York. Contre toute attente, le drame laisse deux survivants : Scott Burroughs, un peintre sur le retour, et un petit garçon de quatre ans à qui l’artiste sauve la vie en le ramenant à la nage, malgré un bras blessé, jusqu’à la côte.
Transformé du jour au lendemain d’anonyme un rien loser à ce genre de héros que les Américains adulent, Scott doit affronter une célébrité qu’il n’a pas recherchée, puis une vague de soupçons qui, très vite, interrogent sa survie – d’autant que d’autres questions surgissent bientôt au sujet des autres passagers de l’avion, puis de l’accident lui-même… D’ailleurs, s’agit-il bien d’un accident ?

Hawley - Avant la chuteLe bandeau jaune apposé sur la couverture du roman proclame que Noah Hawley est également scénariste, créateur de la série Fargo. Un rappel commercial, certes, mais pas inutile pour appréhender ce deuxième livre publié en France après Le Bon père (2013). Car Hawley approche la construction d’Avant la chute d’une manière qui évoque le temps laissé dans une série à la fabrication des personnages, à leur compréhension en profondeur, privilégiant cet aspect de la réflexion romanesque à un rythme trépidant et à un suspense de tous les instants.

Débuté par la plongée de l’avion dans l’océan et par le sauvetage héroïque du petit JJ par Scott Burroughs, Avant la chute alterne ensuite des chapitres consacrés à l’enquête et à tout ce qui l’entoure, et des parties entièrement consacrées à chacune des onze personnes présentes dans l’avion au décollage : sept passagers, un garde du corps et trois membres d’équipage ; onze personnes ayant toutes ou presque des zones d’ombre et des choses à cacher… Ces retours dans le passé, soigneusement élaborés, patiemment tissés, complexifient d’autant la compréhension du drame, proposant au lecteur de nouvelles pistes, parfois complémentaires, parfois contradictoires de celles suivies par les policiers ou par les journalistes.

Assez éloigné finalement du genre policier, Avant la chute est un roman savamment psychologique qui nécessite un peu de patience – amateurs de lectures haletantes, passez donc votre chemin ! Mais si vous appréciez les puzzles littéraires qui mettent en avant la difficile compréhension de l’humain, et proposent mine de rien de nombreux sujets de réflexion bien de notre temps – les dérives sensationnalistes des médias, l’attrait irrésistible de certains pour les théories du complot, les mécanismes de la rumeur et du doute, la lutte quasi impossible pour son droit à la vie privée, ou les conséquences inenvisageables de certains choix sentimentaux -, alors vous serez largement servis avec ce livre copieux et intelligent.

Avant la chute, de Noah Hawley
(Before the Fall, traduit de l’américain par Antoine Chainas)
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2018
ISBN 9782070149742
544 p., 22€